La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz in LES DEBATS
A propos des assises de l’architecture (Du 19 au 20 décembre 2006)
Le Conseil National Algérien de l’Ordre des Architectes a organisé une rencontre importante entre les différents acteurs de l’acte de bâtir, ministères, constructeurs, promoteurs, industriels, architectes et ingénieurs. Je n’ai pu y assister, mais les comptes-rendus de presse et les relations que m’ont faites quelques confrères, m’incitent à réagir.
Le constat de défaillance établi dans son discours d’introduction par le Président algérien, même s’il est nouveau dans un contexte où, habituellement, régnait une certaine autosatisfaction, n’est plus contesté : le cadre bâti existant, dont la plus grande partie, celle des périphéries urbaines, date d’après l’indépendance du pays, est de mauvaise qualité (“il faut tout démolir et repartir à zéro”) et l’architecture, en tant qu’expression d’une culture (ce mot pris au sens le plus large) est presque inexistant. Le Président en appelle donc aux architectes pour qu’ils réhabilitent les valeurs de qualité, de durabilité, d’urbanité, de leurs réalisations.
Tout cela est un point qui ne suscite aucune contestation, mais c’est un discours ; est-il bien compris, ou, sinon compris, pris en charge par ceux qui peuvent agir aux niveaux décisionnels ? Voilà le deuxième point sur lequel j’ai des doutes sérieux.
En effet, après la mise en garde contre la médiocre qualité, on nous annonce deux mesures salvatrices : la première est le recours industriel à la préfabrication ; la deuxième est l’ouverture du marché aux grandes entreprises étrangères. Ces deux points sont d’une extrême ambiguïté.
La préfabrication n’est pas une nouveauté, et n’est pas en soi une panacée. Les opérations les meilleures et les plus mauvaises peuvent y recourir, et l’on verra que le problème est mal posé. L’industrialisation du bâtiment procède d’une logique dans l’évolution technologique et dans l’amélioration des conditions de travail qui ne saurait être contestée, mais sa forme peut aller du système lourd (qu’on appelle fermé), sans souplesse, entraînant à la fois une standardisation outrée, un manque d’adaptabilité, tant à la variété architecturale qu’aux modes d’occupation des habitants, jusqu’aux systèmes qu’on appelle ouverts et qui garantissent la diversité. Cette diversité n’est pas seulement celle de la fantaisie des architectes, c’est essentiellement celle de l’insertion urbaine, de l’identité de lieu, de la mixité sociale, des comportements familiaux et conviviaux.
C’est évidemment dans ces derniers systèmes, qui se mettent en place depuis une trentaine d’années en Europe, qu’il faut absolument se tourner. L’objet fabriqué en usine (du poteau à l’élément de cloison, de la salle de bain à la fenêtre) doit être combinable et doit pouvoir s’assembler avec tous les autres éléments du système au gré des variations formelles les plus libres possible. (On les appelle des éléments compatibles ; l’étude industrielle de ces fabrications est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, et l’on peut toujours craindre, devant la difficulté, le recours à la facilité des systèmes fermés).
En conclusion de ce point, je dirai qu’en soi, l’industrialisation peut être positive dans le domaine de la construction de masse, sous condition d’études de compatibilité des éléments et de liberté de leurs assemblages ; sinon, les nouveaux grands ensembles ressembleront aux anciens, et le discours critique restera lettre morte. Quant aux architectes, si l’on fait appel à eux, ils risquent de n’être que les alibis ; on leur demandera tout juste d’enjoliver les façades.
Le deuxième point qui me frappe est celui du recours aux grandes entreprises étrangères. Sur le plan économique, sur le plan de la rapidité d’exécution et des qualifications techniques, compte tenu de la richesse de l’Algérie, l’option peut s’expliquer ; ces entreprises ont la compétence technique et technologique, la main-d’œuvre efficace, les moyens matériels et financiers que les entreprises algériennes peinent encore à acquérir. Par contre, j’ai été frappé, dans les réalisations qui ont été faites ces dernières années, de la pauvreté architecturale de leurs projets : soit qu’ils aient commandé sur leurs fonds propres les études à des bureaux algériens auxquels ils imposaient leur conception (donc privant l’architecte de toute liberté d’expression), soit qu’ils soient venus avec les études faites dans leurs pays, ils font preuve d’une indigence qui ressortit non seulement à des pratiques ancrées dans la standardisation et l’anonymat, mais visiblement à une méconnaissance de la réalité algérienne, de ses composantes géographiques, sociales, urbaines, familiales. Il y a donc là un défaut structurel qui me paraît névralgique : des entreprises débarquent ici avec touts les moyens nécessaires, mais avec des projets aberrants ; on ne peut pas accepter que les périphéries urbaines en Algérie ressemblent à la banlieue de Pékin ou que le centre d’Alger devienne Dubaï.
Or, sans aucune exagération, on peut affirmer que les centaines d’architectes algériens qui exercent la profession, dont le talent peut être plus ou moins bon (ce qui est normal dans toute société, et dans un contexte particulier où la formation universitaire dans le métier n’a pas encore trouvé ses marques), ont au moins le mérite de connaître le pays. Regroupés en équipes de concepteurs bien coordonnés et libres, (j’entends par là non soumis au diktat de l’entreprise), ils pourront seuls amorcer ce rétablissement d’un cadre bâti urbain plus humain auquel, pour l’instant, on ne fait que rêver. Hors de cette hypothèse, que restera-t-il aux architectes ? La soumission à des entreprises imposant des systèmes fermés stériles, où ils feront des plans d’exécution mais ne feront pas d’architecture ; on leur demandera tout au plus d’agrémenter les façades, ce qui, généralement, donne des résultats factices et artificiels ; à la rigueur ils surveilleront les chantiers ; ou la soumission à des entreprises étrangères qui, elles aussi, en feront des exécutants ou des figurants ; il leur restera les commandes de villas ou d’équipements mineurs.
En conclusion, je crois que tant les responsables que les architectes devraient être mis en garde contre ces dangers :
— la préfabrication doit s’inscrire dans les systèmes ouverts d’industrialisation, qui débouchent sur toutes les perspectives de combinatoires dans la composition urbaine et architecturale.
— Les entreprises étrangères doivent venir réaliser des projets conçus au niveau algérien en toute autonomie.
— les architectes algériens doivent intégrer tout le système avec une participation responsable.
Hors de ces bases élémentaires, je ne serais pas surpris que dans vingt ans, à de prochaines assises de l’architecture, les mêmes constats négatifs qu’aujourd’hui seront formulés. Je n’hésiterais pas à suggérer l’établissement d’un monopole des études au niveau national, ce qui n’empêcherait aucune formule de coopération, d’association, de partenariat bien compris.
J. J. D.
Jean- Jacques Deluz par lui-même
« Toute ma carrière professionnelle s'est déroulée en Algérie : 51 ans de batailles, de bonheurs et de déconvenues, d'actions stimulantes avec des amis et d'affrontements à la bureaucratie.
Ayant quitté ma Suisse natale avec un diplôme tout frais d'architecte en janvier 1956, j'ai débarqué (je dirais "par hasard", mais on sait depuis les surréalistes que le hasard est objectif) à Alger, travaillé avec un bureau français d'architectes sur des milliers de logements (dont La Concorde à Bir Mourad Raïs, Taine à côté du Climat de France, les Apôtres à Constantine...) puis j'ai eu la chance de sympathiser avec les urbanistes de l'Agence du Plan d'Alger, dirigée par le meilleur urbaniste de son temps, Gérald Hanning. De 1957 à 1962, je me formai à cette discipline, dans un courant novateur très incompris à l'époque (le "Plan de Constantine" balaya nos préoccupations qualitatives), bien que l'Agence ait été, en France, un modèle qui suscita la création d'organisations similaires dans les grandes villes. Je repris la direction de l'Agence en 1959, après le départ de Hanning.
1962 fut l'année heureuse de l'Indépendance, mais aussi une époque de difficultés matérielles dramatiques dues à l'arrêt de toutes nos activités et la désertion des cadres français. Quand mon fils naquit en 1963, nous n'avions même pas de quoi le langer.
De 1964 à aujourd'hui, avec des hauts et des bas, des accidents de parcours, des réussites acrobatiques, des intermèdes à Ghardaïa, je maintins mon bureau d'architecte contre vents et marées et, de 1964 à 1988, j'enseignai l'architecture. Cette dernière activité fut gratifiante et, combinée à ma pratique permanente, me permit la réflexion et la remise en question constantes qui font progresser notre métier. C'est aussi en enseignant que je réalisai à quel point les filles étaient l'avenir du pays ; le machisme des garçons les orientait vers le formalisme et l'architecture monumentale et ils étaient intellectuellement plus passifs ; les filles privilégiaient le domaine sensible qui les orientait vers l'architecture à échelle humaine, et étaient intellectuellement très vives (bien entendu, il ne faut pas généraliser, que certains de mes brillants étudiants ne se vexent pas !).
En 1997, la création de la ville nouvelle de Sidi Abdellah (Mahelma) m'entraîna dans une expérience passionnante qui se concrétisa par une charte et par des actions allant des "plans directeurs" aux plans de quartiers, aux ensembles de logements et aux interventions ponctuelles d'aménagement (lacs, placettes, arrêts de bus, etc.). J'avais collaboré dans cette aventure avec Liess Hamidi, directeur de l'établissement public d'aménagement, qui mourut en juin 2004 (épuisé par les obstacles bureaucratiques et les jalousies) et ses successeurs me mirent à l'écart en juin 2006... Mais l'essentiel est de rester fidèle à ses idées dans toutes les circonstances… »
A propos des assises de l’architecture (Du 19 au 20 décembre 2006)
Le Conseil National Algérien de l’Ordre des Architectes a organisé une rencontre importante entre les différents acteurs de l’acte de bâtir, ministères, constructeurs, promoteurs, industriels, architectes et ingénieurs. Je n’ai pu y assister, mais les comptes-rendus de presse et les relations que m’ont faites quelques confrères, m’incitent à réagir.
Le constat de défaillance établi dans son discours d’introduction par le Président algérien, même s’il est nouveau dans un contexte où, habituellement, régnait une certaine autosatisfaction, n’est plus contesté : le cadre bâti existant, dont la plus grande partie, celle des périphéries urbaines, date d’après l’indépendance du pays, est de mauvaise qualité (“il faut tout démolir et repartir à zéro”) et l’architecture, en tant qu’expression d’une culture (ce mot pris au sens le plus large) est presque inexistant. Le Président en appelle donc aux architectes pour qu’ils réhabilitent les valeurs de qualité, de durabilité, d’urbanité, de leurs réalisations.
Tout cela est un point qui ne suscite aucune contestation, mais c’est un discours ; est-il bien compris, ou, sinon compris, pris en charge par ceux qui peuvent agir aux niveaux décisionnels ? Voilà le deuxième point sur lequel j’ai des doutes sérieux.
En effet, après la mise en garde contre la médiocre qualité, on nous annonce deux mesures salvatrices : la première est le recours industriel à la préfabrication ; la deuxième est l’ouverture du marché aux grandes entreprises étrangères. Ces deux points sont d’une extrême ambiguïté.
La préfabrication n’est pas une nouveauté, et n’est pas en soi une panacée. Les opérations les meilleures et les plus mauvaises peuvent y recourir, et l’on verra que le problème est mal posé. L’industrialisation du bâtiment procède d’une logique dans l’évolution technologique et dans l’amélioration des conditions de travail qui ne saurait être contestée, mais sa forme peut aller du système lourd (qu’on appelle fermé), sans souplesse, entraînant à la fois une standardisation outrée, un manque d’adaptabilité, tant à la variété architecturale qu’aux modes d’occupation des habitants, jusqu’aux systèmes qu’on appelle ouverts et qui garantissent la diversité. Cette diversité n’est pas seulement celle de la fantaisie des architectes, c’est essentiellement celle de l’insertion urbaine, de l’identité de lieu, de la mixité sociale, des comportements familiaux et conviviaux.
C’est évidemment dans ces derniers systèmes, qui se mettent en place depuis une trentaine d’années en Europe, qu’il faut absolument se tourner. L’objet fabriqué en usine (du poteau à l’élément de cloison, de la salle de bain à la fenêtre) doit être combinable et doit pouvoir s’assembler avec tous les autres éléments du système au gré des variations formelles les plus libres possible. (On les appelle des éléments compatibles ; l’étude industrielle de ces fabrications est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, et l’on peut toujours craindre, devant la difficulté, le recours à la facilité des systèmes fermés).
En conclusion de ce point, je dirai qu’en soi, l’industrialisation peut être positive dans le domaine de la construction de masse, sous condition d’études de compatibilité des éléments et de liberté de leurs assemblages ; sinon, les nouveaux grands ensembles ressembleront aux anciens, et le discours critique restera lettre morte. Quant aux architectes, si l’on fait appel à eux, ils risquent de n’être que les alibis ; on leur demandera tout juste d’enjoliver les façades.
Le deuxième point qui me frappe est celui du recours aux grandes entreprises étrangères. Sur le plan économique, sur le plan de la rapidité d’exécution et des qualifications techniques, compte tenu de la richesse de l’Algérie, l’option peut s’expliquer ; ces entreprises ont la compétence technique et technologique, la main-d’œuvre efficace, les moyens matériels et financiers que les entreprises algériennes peinent encore à acquérir. Par contre, j’ai été frappé, dans les réalisations qui ont été faites ces dernières années, de la pauvreté architecturale de leurs projets : soit qu’ils aient commandé sur leurs fonds propres les études à des bureaux algériens auxquels ils imposaient leur conception (donc privant l’architecte de toute liberté d’expression), soit qu’ils soient venus avec les études faites dans leurs pays, ils font preuve d’une indigence qui ressortit non seulement à des pratiques ancrées dans la standardisation et l’anonymat, mais visiblement à une méconnaissance de la réalité algérienne, de ses composantes géographiques, sociales, urbaines, familiales. Il y a donc là un défaut structurel qui me paraît névralgique : des entreprises débarquent ici avec touts les moyens nécessaires, mais avec des projets aberrants ; on ne peut pas accepter que les périphéries urbaines en Algérie ressemblent à la banlieue de Pékin ou que le centre d’Alger devienne Dubaï.
Or, sans aucune exagération, on peut affirmer que les centaines d’architectes algériens qui exercent la profession, dont le talent peut être plus ou moins bon (ce qui est normal dans toute société, et dans un contexte particulier où la formation universitaire dans le métier n’a pas encore trouvé ses marques), ont au moins le mérite de connaître le pays. Regroupés en équipes de concepteurs bien coordonnés et libres, (j’entends par là non soumis au diktat de l’entreprise), ils pourront seuls amorcer ce rétablissement d’un cadre bâti urbain plus humain auquel, pour l’instant, on ne fait que rêver. Hors de cette hypothèse, que restera-t-il aux architectes ? La soumission à des entreprises imposant des systèmes fermés stériles, où ils feront des plans d’exécution mais ne feront pas d’architecture ; on leur demandera tout au plus d’agrémenter les façades, ce qui, généralement, donne des résultats factices et artificiels ; à la rigueur ils surveilleront les chantiers ; ou la soumission à des entreprises étrangères qui, elles aussi, en feront des exécutants ou des figurants ; il leur restera les commandes de villas ou d’équipements mineurs.
En conclusion, je crois que tant les responsables que les architectes devraient être mis en garde contre ces dangers :
— la préfabrication doit s’inscrire dans les systèmes ouverts d’industrialisation, qui débouchent sur toutes les perspectives de combinatoires dans la composition urbaine et architecturale.
— Les entreprises étrangères doivent venir réaliser des projets conçus au niveau algérien en toute autonomie.
— les architectes algériens doivent intégrer tout le système avec une participation responsable.
Hors de ces bases élémentaires, je ne serais pas surpris que dans vingt ans, à de prochaines assises de l’architecture, les mêmes constats négatifs qu’aujourd’hui seront formulés. Je n’hésiterais pas à suggérer l’établissement d’un monopole des études au niveau national, ce qui n’empêcherait aucune formule de coopération, d’association, de partenariat bien compris.
J. J. D.
Jean- Jacques Deluz par lui-même
« Toute ma carrière professionnelle s'est déroulée en Algérie : 51 ans de batailles, de bonheurs et de déconvenues, d'actions stimulantes avec des amis et d'affrontements à la bureaucratie.
Ayant quitté ma Suisse natale avec un diplôme tout frais d'architecte en janvier 1956, j'ai débarqué (je dirais "par hasard", mais on sait depuis les surréalistes que le hasard est objectif) à Alger, travaillé avec un bureau français d'architectes sur des milliers de logements (dont La Concorde à Bir Mourad Raïs, Taine à côté du Climat de France, les Apôtres à Constantine...) puis j'ai eu la chance de sympathiser avec les urbanistes de l'Agence du Plan d'Alger, dirigée par le meilleur urbaniste de son temps, Gérald Hanning. De 1957 à 1962, je me formai à cette discipline, dans un courant novateur très incompris à l'époque (le "Plan de Constantine" balaya nos préoccupations qualitatives), bien que l'Agence ait été, en France, un modèle qui suscita la création d'organisations similaires dans les grandes villes. Je repris la direction de l'Agence en 1959, après le départ de Hanning.
1962 fut l'année heureuse de l'Indépendance, mais aussi une époque de difficultés matérielles dramatiques dues à l'arrêt de toutes nos activités et la désertion des cadres français. Quand mon fils naquit en 1963, nous n'avions même pas de quoi le langer.
De 1964 à aujourd'hui, avec des hauts et des bas, des accidents de parcours, des réussites acrobatiques, des intermèdes à Ghardaïa, je maintins mon bureau d'architecte contre vents et marées et, de 1964 à 1988, j'enseignai l'architecture. Cette dernière activité fut gratifiante et, combinée à ma pratique permanente, me permit la réflexion et la remise en question constantes qui font progresser notre métier. C'est aussi en enseignant que je réalisai à quel point les filles étaient l'avenir du pays ; le machisme des garçons les orientait vers le formalisme et l'architecture monumentale et ils étaient intellectuellement plus passifs ; les filles privilégiaient le domaine sensible qui les orientait vers l'architecture à échelle humaine, et étaient intellectuellement très vives (bien entendu, il ne faut pas généraliser, que certains de mes brillants étudiants ne se vexent pas !).
En 1997, la création de la ville nouvelle de Sidi Abdellah (Mahelma) m'entraîna dans une expérience passionnante qui se concrétisa par une charte et par des actions allant des "plans directeurs" aux plans de quartiers, aux ensembles de logements et aux interventions ponctuelles d'aménagement (lacs, placettes, arrêts de bus, etc.). J'avais collaboré dans cette aventure avec Liess Hamidi, directeur de l'établissement public d'aménagement, qui mourut en juin 2004 (épuisé par les obstacles bureaucratiques et les jalousies) et ses successeurs me mirent à l'écart en juin 2006... Mais l'essentiel est de rester fidèle à ses idées dans toutes les circonstances… »
aoudjhane- Epautiste hyper actif(ve)
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 2
La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
A propos des tours
Depuis Manhattan, et sa pépinière de gratte-ciel, la tour est devenue un symbole de modernité. Le Corbusier (« quand les cathédrales étaient blanches ») arrivant à New York, s’enthousiasmait, les trouvant toutefois trop petites.
Les villes américaines, puis quelques villes européennes, et aujourd’hui les grandes métropoles du monde entier, s’enorgueillissent de leurs tours, isolées ou groupées dans leurs centres.
Majoritairement consacrées aux locaux d’affaires, parfois à l’habitat, elles représentent l’opulence, bien qu’il arrive, notamment dans le cas des tours d’habitation économique, qu’elles se dégradent et finissent dans la démolition. Aujourd’hui, les villes orientales, Shanghaï, Hong Kong, les capitales du Moyen-Orient comme Dubaï, fascinent par leurs silhouettes présomptueuses. Mais de quelle modernité s’agit-il ? Leur concentration, leur prétention (aller toujours plus haut), leur technologie de plus en plus audacieuse, sont-elles autre chose que l’expression d’un pouvoir répressif, à la fois mondial et totalitaire, de la sphère financière ? Représentent-elles autre chose que le besoin de rassembler les structures dominantes de cette sphère pour mieux régner ? Mondialisation, pouvoir des affaires, asservissant non seulement les peuples, mais aussi les pouvoirs politiques, sont sans doute l’aboutissement de toute l’évolution de la société occidentale du vingtième siècle (il faut lire le roman de J.G. Ballard, IGH, qui imagine la fin de ce gigantisme où la tour crève de sa démesure).
Or, au début du vingt et unième siècle, des questions dramatiques se posent à tous les niveaux : le monde des affaires est une apparente abstraction camouflant les réalités concrètes des ventes d’armes, du développement des modes de transport polluants, du nucléaire, et les menaces concomitantes des changements climatiques mettant à proche échéance, selon les scientifiques les plus sérieux, l’humanité en danger.
On est donc en droit de se demander, dans un pays qui a, pour le moment, relativement échappé à cette forfaiture, s’il faut souscrire à cette mode — qui est plus qu’une mode, plutôt un système à la fois symbolique et spéculatif.
Le problème a aujourd’hui deux aspects.
Le premier est celui de la tour d’habitation pour le grand nombre, qui se répand depuis quelques années dans la périphérie d’Alger. La norme a été fixée : quinze étages. Dominant les bâtiments collectifs de cinq étages que les entreprises avaient imposés au paysage depuis près de trente ans, les tours apparaissent aujourd’hui dans tous les horizons de la ville. Elles sont toutes neuves, toutes propres encore, et, peut-être, les nouveaux habitants sont-ils contents d’être aux étages supérieurs avec vue imprenable. Mais est-on sûr du comportement de ces blocs dans le temps : malgré toutes les garanties avancées par les constructeurs, les ascenseurs marcheraient-ils sans arrêt ? Les habitants paieront-ils leurs charges et les gestionnaires utiliseront-ils l’argent versé aux fins d’entretien ? Les vide-ordures fonctionneront-ils sans risques sur l’hygiène ? Sociologiquement, comment s’établiront les rapports entre l’occupant du haut et l’activité du sol, l’attache au sol étant encore très ancrée dans les comportements ? Par exemple, les enfants (qui n’auront peut-être pas le droit d’utiliser seuls les ascenseurs, mais qui aiment naviguer entre le logement et le dehors, où ils retrouvent leurs jeux et leurs copains) ne vont-ils pas être frustrés de leurs activités habituelles ? Autant de questions qu’il me paraît utile de poser, chacune impliquant des cohérences qui pourraient bien, à plus long terme, devenir dramatiques. (On m’a souvent cité l’exemple réel de l’homme âgé du douzième étage qui n’est plus jamais sorti de son logement).
Ceci est un aspect de la question. Un deuxième aspect, sur lequel nous reviendrons plus loin, est celui de la crédibilité urbaine des tours. Quel rôle jouent-elles dans le tissu de la ville, quelles sont ses justifications ?
Le premier argument avancé par leurs promoteurs est celui de la densification : le sol urbain étant rare et précieux, on l’économise en gagnant sur la hauteur du bâti. L’analyse montre rapidement qu’il s’agit d’un leurre : quelle que soit la hauteur du bloc de logements, chacun doit bénéficier de services extérieurs à ce bloc de même nature et de même qualité ; une école prendra autant de surface pour les enfants d’une tour que pour ceux d’un lotissement ; un parking groupera autant de voitures pour les uns et les autres ; on dira que les parkings peuvent être rassemblés sur plusieurs étages ou construits en sous-sol, mais l’investissement nécessaire grève lourdement le prix du logement.
En définitive, la seule économie est celle de la surface bâtie, qui se chiffre, pour une densité raisonnable, équipements et voirie compris, aux environs de 50 logements à l’hectare, à un gain de 10 %, et ces 10 % sont loin de compenser le gaspillage du terrain urbanisable résultant des opportunités foncières et des résidus qui s’en suivent. On peut donc se demander, si dans les plateaux d’une balance, on mettait d’un côté ce gain de surface et de l’autre les inconvénients ou les dangers de la tour — bien qu’il s’agisse de critères non compatibles — de quel côté pencherait la balance.
Un autre aspect de la question est celui de l’intérêt urbain de ces tours : où faut-il les implanter, quel rôle jouent-elles dans le tissu de la ville, s’intègrent-elles dans une optique cohérente du paysage, de la silhouette, de la position dans le quartier ? Vu sous cet angle, c’est une nouvelle déception : les terrains choisis, comme on l’a déjà noté, sont seulement le résultat de l’opportunité foncière, les tours sont parachutées n’importe où, et la figure de la ville (son "sky line", selon l’expression anglaise) n’entre jamais en ligne de compte.
Mais si l’on peut discuter du bien-fondé de la tour en tant que composante du tissu d’habitat, un autre type d’immeubles de grande hauteur menace la ville. Il s’agit du building, dont nous parlions dans l’introduction. Inconscients du tournant civilisationnel dans lequel nous nous trouvons entre les deux siècles, les tenants des pouvoirs politiques se concurrencent pour avoir les métropoles les plus impressionnantes. Un mythe se forge sur le thème des nouvelles technologies, de la symbolique de puissance et de croissance, et se traduit par la concentration et l’émergence, dans les pôles urbains, d’énormes tours aux parois de verre, entièrement climatisées, entièrement mécanisées, fourmilières réduisant l’être humain au stade du robot. Dans l’esprit de tous ceux qui se cachent l’avenir, du politicien à l’architecte, l’apogée d’une nouvelle esthétique de la ville se trouve là.
Nous sommes aujourd’hui en danger de voir, probablement avec l’aide de capitaux spéculatifs étrangers, Alger prendre cette direction, et s’enlaidir, de la Casbah à El-Harrach, de ces nouveaux totems.
Faut-il choisir le prestige et la puissance avec à la clé une crise de société inévitable, ou le développement durable (le vrai, pas celui du discours formel) et du bien-vivre de l’habitant ?
Dans la confrontation mondiale des sphères de la richesse et de la pauvreté, l’équilibre entre le développement des uns et l’émergence économique des autres doit se trouver dans une action concertée (que je crains illusoire tant que des signes plus tangibles de catastrophes n’ébranleront pas l’égoïsme des plus riches), impliquant le recul de la croissance des premiers et la croissance intelligente des seconds.
Rien n’empêcherait que, à ce point de vue, un pays émergent comme l’Algérie se place à l’avant-garde.
J.J. Deluz
A propos des tours
Depuis Manhattan, et sa pépinière de gratte-ciel, la tour est devenue un symbole de modernité. Le Corbusier (« quand les cathédrales étaient blanches ») arrivant à New York, s’enthousiasmait, les trouvant toutefois trop petites.
Les villes américaines, puis quelques villes européennes, et aujourd’hui les grandes métropoles du monde entier, s’enorgueillissent de leurs tours, isolées ou groupées dans leurs centres.
Majoritairement consacrées aux locaux d’affaires, parfois à l’habitat, elles représentent l’opulence, bien qu’il arrive, notamment dans le cas des tours d’habitation économique, qu’elles se dégradent et finissent dans la démolition. Aujourd’hui, les villes orientales, Shanghaï, Hong Kong, les capitales du Moyen-Orient comme Dubaï, fascinent par leurs silhouettes présomptueuses. Mais de quelle modernité s’agit-il ? Leur concentration, leur prétention (aller toujours plus haut), leur technologie de plus en plus audacieuse, sont-elles autre chose que l’expression d’un pouvoir répressif, à la fois mondial et totalitaire, de la sphère financière ? Représentent-elles autre chose que le besoin de rassembler les structures dominantes de cette sphère pour mieux régner ? Mondialisation, pouvoir des affaires, asservissant non seulement les peuples, mais aussi les pouvoirs politiques, sont sans doute l’aboutissement de toute l’évolution de la société occidentale du vingtième siècle (il faut lire le roman de J.G. Ballard, IGH, qui imagine la fin de ce gigantisme où la tour crève de sa démesure).
Or, au début du vingt et unième siècle, des questions dramatiques se posent à tous les niveaux : le monde des affaires est une apparente abstraction camouflant les réalités concrètes des ventes d’armes, du développement des modes de transport polluants, du nucléaire, et les menaces concomitantes des changements climatiques mettant à proche échéance, selon les scientifiques les plus sérieux, l’humanité en danger.
On est donc en droit de se demander, dans un pays qui a, pour le moment, relativement échappé à cette forfaiture, s’il faut souscrire à cette mode — qui est plus qu’une mode, plutôt un système à la fois symbolique et spéculatif.
Le problème a aujourd’hui deux aspects.
Le premier est celui de la tour d’habitation pour le grand nombre, qui se répand depuis quelques années dans la périphérie d’Alger. La norme a été fixée : quinze étages. Dominant les bâtiments collectifs de cinq étages que les entreprises avaient imposés au paysage depuis près de trente ans, les tours apparaissent aujourd’hui dans tous les horizons de la ville. Elles sont toutes neuves, toutes propres encore, et, peut-être, les nouveaux habitants sont-ils contents d’être aux étages supérieurs avec vue imprenable. Mais est-on sûr du comportement de ces blocs dans le temps : malgré toutes les garanties avancées par les constructeurs, les ascenseurs marcheraient-ils sans arrêt ? Les habitants paieront-ils leurs charges et les gestionnaires utiliseront-ils l’argent versé aux fins d’entretien ? Les vide-ordures fonctionneront-ils sans risques sur l’hygiène ? Sociologiquement, comment s’établiront les rapports entre l’occupant du haut et l’activité du sol, l’attache au sol étant encore très ancrée dans les comportements ? Par exemple, les enfants (qui n’auront peut-être pas le droit d’utiliser seuls les ascenseurs, mais qui aiment naviguer entre le logement et le dehors, où ils retrouvent leurs jeux et leurs copains) ne vont-ils pas être frustrés de leurs activités habituelles ? Autant de questions qu’il me paraît utile de poser, chacune impliquant des cohérences qui pourraient bien, à plus long terme, devenir dramatiques. (On m’a souvent cité l’exemple réel de l’homme âgé du douzième étage qui n’est plus jamais sorti de son logement).
Ceci est un aspect de la question. Un deuxième aspect, sur lequel nous reviendrons plus loin, est celui de la crédibilité urbaine des tours. Quel rôle jouent-elles dans le tissu de la ville, quelles sont ses justifications ?
Le premier argument avancé par leurs promoteurs est celui de la densification : le sol urbain étant rare et précieux, on l’économise en gagnant sur la hauteur du bâti. L’analyse montre rapidement qu’il s’agit d’un leurre : quelle que soit la hauteur du bloc de logements, chacun doit bénéficier de services extérieurs à ce bloc de même nature et de même qualité ; une école prendra autant de surface pour les enfants d’une tour que pour ceux d’un lotissement ; un parking groupera autant de voitures pour les uns et les autres ; on dira que les parkings peuvent être rassemblés sur plusieurs étages ou construits en sous-sol, mais l’investissement nécessaire grève lourdement le prix du logement.
En définitive, la seule économie est celle de la surface bâtie, qui se chiffre, pour une densité raisonnable, équipements et voirie compris, aux environs de 50 logements à l’hectare, à un gain de 10 %, et ces 10 % sont loin de compenser le gaspillage du terrain urbanisable résultant des opportunités foncières et des résidus qui s’en suivent. On peut donc se demander, si dans les plateaux d’une balance, on mettait d’un côté ce gain de surface et de l’autre les inconvénients ou les dangers de la tour — bien qu’il s’agisse de critères non compatibles — de quel côté pencherait la balance.
Un autre aspect de la question est celui de l’intérêt urbain de ces tours : où faut-il les implanter, quel rôle jouent-elles dans le tissu de la ville, s’intègrent-elles dans une optique cohérente du paysage, de la silhouette, de la position dans le quartier ? Vu sous cet angle, c’est une nouvelle déception : les terrains choisis, comme on l’a déjà noté, sont seulement le résultat de l’opportunité foncière, les tours sont parachutées n’importe où, et la figure de la ville (son "sky line", selon l’expression anglaise) n’entre jamais en ligne de compte.
Mais si l’on peut discuter du bien-fondé de la tour en tant que composante du tissu d’habitat, un autre type d’immeubles de grande hauteur menace la ville. Il s’agit du building, dont nous parlions dans l’introduction. Inconscients du tournant civilisationnel dans lequel nous nous trouvons entre les deux siècles, les tenants des pouvoirs politiques se concurrencent pour avoir les métropoles les plus impressionnantes. Un mythe se forge sur le thème des nouvelles technologies, de la symbolique de puissance et de croissance, et se traduit par la concentration et l’émergence, dans les pôles urbains, d’énormes tours aux parois de verre, entièrement climatisées, entièrement mécanisées, fourmilières réduisant l’être humain au stade du robot. Dans l’esprit de tous ceux qui se cachent l’avenir, du politicien à l’architecte, l’apogée d’une nouvelle esthétique de la ville se trouve là.
Nous sommes aujourd’hui en danger de voir, probablement avec l’aide de capitaux spéculatifs étrangers, Alger prendre cette direction, et s’enlaidir, de la Casbah à El-Harrach, de ces nouveaux totems.
Faut-il choisir le prestige et la puissance avec à la clé une crise de société inévitable, ou le développement durable (le vrai, pas celui du discours formel) et du bien-vivre de l’habitant ?
Dans la confrontation mondiale des sphères de la richesse et de la pauvreté, l’équilibre entre le développement des uns et l’émergence économique des autres doit se trouver dans une action concertée (que je crains illusoire tant que des signes plus tangibles de catastrophes n’ébranleront pas l’égoïsme des plus riches), impliquant le recul de la croissance des premiers et la croissance intelligente des seconds.
Rien n’empêcherait que, à ce point de vue, un pays émergent comme l’Algérie se place à l’avant-garde.
J.J. Deluz
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 3
La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
A propos de la couleur dans l’architecture
Il nous arrive parfois –à nous, architectes- d’étonnantes surprises. J’avais réalisé cent cinquante logements sociaux à Reghaïa et le chantier était en achèvement, dans les difficultés, bien entendu, avec des budgets trop faibles et des entrepreneurs habitués à construire n’importe comment. Pourtant le projet était intéressant, comportant des volumes variés de deux à six niveaux, des logements diversifiés, des façades qui, dans un système simple, se différenciaient d’un bâtiment à l’autre.
Le principe, auquel je suis fidèle, -je m’en expliquerai plus loin- était de peindre ces façades en blanc et d’y ajouter de petites touches de couleurs sur des éléments mineurs comme les menuiseries. Or, un jour, arrivant sur le chantier, je trouve les peintres en train de « polychromer » les murs extérieurs : du jaune, du bleu, du rose…
Je m’affole ; ordre du client. L’organisme public, maître de l’ouvrage, avait décidé « d’améliorer » mon architecture. Mes protestations, mes lettres, sont ensuite restées sans effet.
Il m’est arrivé pire : j’avais construit l’extension de l’école d’architecture d’El Harrach, (l’EPAU) entre les années 70 et 80. Or, peu après mon départ de l’enseignement, (1988) ce furent des architectes de l’école eux-mêmes qui se permirent de badigeonner certaines façades de couleurs, au mépris de toute règle déontologique … et de toute esthétique.
Dans ces tristes anecdotes, il y a beaucoup à dire : d’abord le mépris dans lequel est tenu l’architecte (et l’architecture) par les tenants d’un certain pouvoir qui se prennent pour les maîtres de l’œuvre.
Ensuite, et c’est le thème que je veux développer ici, la méconnaissance des principes permanents de l’utilisation de la couleur dans l’architecture. On pourra objecter qu’aucun principe n’est permanent, soit : mais du moins, si l’on doit faire évoluer un principe qui puise dans de longues traditions et dans une théorisation élevée, faut-il avoir la connaissance de l’histoire de l’art, de la culture passée et présente ; chez nos petits dictateurs incultes, ce n’est évidemment pas le cas.
De quoi s’agit-il ?
Le premier test que nous devons faire est celui des architectures traditionnelles, qu’on appelle dans certains cas vernaculaires. On y remarque, sous toutes les latitudes, des permanences qui contribuent à leur qualité universelle : les murs sont homogènes, soit qu’ils présentent les textures de leur matériau à l’état naturel, soit qu’ils sont badigeonnés à la chaux, en blanc, en bleu clair, en ocre. La couleur vive est souvent présente sur les portes ou les volets, dans des motifs décoratifs peints ou plaqués, sur les rideaux ou sur les robes des femmes. L’harmonie règne.
Si la leçon d’architecture enseignée par la tradition est essentielle, elle peut être transgressée à travers l’évolution des données techniques et sociales, et l’intellectualisation des principes esthétiques qui en découlent. Or, dans toute l’architecture « classique » de l’occident et de l’orient, l’économie de la couleur reste la même. Lorsqu’une façade est colorée (ce qui est souvent le cas dans les pays du nord où l’on doit compenser la grisaille atmosphérique), elle l’est d’une façon homogène, et les règles spontanées du vernaculaire sont respectées.
Comme dans tous les domaines, l’époque contemporaine a bousculé la tradition. La couleur a éclaté dans la peinture, dans le design industriel, et la mutation culturelle brutale qui a accompagné la mutation technologique du vingtième siècle, a entraîné le phénomène généralisé de l’acculturation. La société s’est morcelée, entre une minorité intellectuelle, elle-même partagée dans des tendances souvent influencées par l’esprit mercantile, et une majorité aliénée, ayant perdu ses marques traditionnelles, ne trouvant pas de références cohérentes dans le nouveau monde qui l’entoure, monde saturé par « l’esthétique du profit ».
Pourtant, si l’on regarde les œuvres de qualité de l’architecture du vingtième siècle, on voit une permanence flagrante des principes de l’harmonie : les plus grands, de Wright à Le Corbusier, en passant par Gropius ou Mallet Stevens, même les plus influencés par les avant-gardes picturales, ont toujours gardé un regard attentif vers le passé ; ils répartissent la couleur dans la logique de leur architecture ; car tout est là : l’architecture, outre son rôle de composante d’un espace urbain ou rural, est structures, volumes, rapports harmoniques de pleins et de vides. Faute de maîtrise à ces niveaux élémentaires de la composition, les architectes d’aujourd’hui (ou leurs commanditaires), désemparés devant leur propre médiocrité, trouvent l’expédient rassurant : celui de la couleur. Mais où mettent-ils la couleur ? Au mieux, sur ou dans des éléments homogènes : fonds de loggias, bandeaux, soubassements, etc. Au pire, en dessinant sur les façades des surfaces colorées destinées à faire croire qu’une façade pauvre devient riche.
L’Algérie est dans cette situation générale d’incertitude culturelle qui explique cette floraison (si l’on peut dire) de façades barbouillées n’importe comment. Il serait temps de revenir à l’architecture.
Le problème de la couleur est plus important qu’il n’y paraît, car, dans la plupart des cas où la polychromie est décrétée après coup, elle « habille » l’architecture de façon factice.
Pour le cas d’Alger, tout au moins de la partie historique la plus représentative, Bab el Oued, la Casbah, le centre jusqu’au 1er mai, la ville ne doit pas être abîmée par des colorations inutiles : elle doit rester la mythique ALGER LA BLANCHE héritée de son noyau original, la médina.
Par conséquent, il ne fait aucun doute que l’ensemble des façades, s’il est repeint, doit l’être dans des tonalités claires, le BLANC, le BLANC CASSE, l’OCRE TRES CLAIR. Par contre, la couleur vive, qui peut égayer l’ensemble, sera appliquée de façon variée aux éléments secondaires mineurs, de petites surfaces, tels que portes et menuiseries diverses, grilles, persiennes, superstructures. Il est important d’éviter tout artifice tel que le rehaussement des modénatures, (peinture de bandeaux, de colonnes, etc) qui, en voulant souligner l’architecture, vulgarisent ses qualités intrinsèques.
Je souligne aussi que, vis à vis des pays dits développés, l’Algérie doit faire preuve de maturité culturelle et ne pas se comporter en « retardataire » de la culture … Le développement, profitable à l’Algérie, de ce qu’on appelle aujourd’hui le tourisme culturel, doit tenir compte de cet impératif.
J. J. Deluz
A propos de la couleur dans l’architecture
Il nous arrive parfois –à nous, architectes- d’étonnantes surprises. J’avais réalisé cent cinquante logements sociaux à Reghaïa et le chantier était en achèvement, dans les difficultés, bien entendu, avec des budgets trop faibles et des entrepreneurs habitués à construire n’importe comment. Pourtant le projet était intéressant, comportant des volumes variés de deux à six niveaux, des logements diversifiés, des façades qui, dans un système simple, se différenciaient d’un bâtiment à l’autre.
Le principe, auquel je suis fidèle, -je m’en expliquerai plus loin- était de peindre ces façades en blanc et d’y ajouter de petites touches de couleurs sur des éléments mineurs comme les menuiseries. Or, un jour, arrivant sur le chantier, je trouve les peintres en train de « polychromer » les murs extérieurs : du jaune, du bleu, du rose…
Je m’affole ; ordre du client. L’organisme public, maître de l’ouvrage, avait décidé « d’améliorer » mon architecture. Mes protestations, mes lettres, sont ensuite restées sans effet.
Il m’est arrivé pire : j’avais construit l’extension de l’école d’architecture d’El Harrach, (l’EPAU) entre les années 70 et 80. Or, peu après mon départ de l’enseignement, (1988) ce furent des architectes de l’école eux-mêmes qui se permirent de badigeonner certaines façades de couleurs, au mépris de toute règle déontologique … et de toute esthétique.
Dans ces tristes anecdotes, il y a beaucoup à dire : d’abord le mépris dans lequel est tenu l’architecte (et l’architecture) par les tenants d’un certain pouvoir qui se prennent pour les maîtres de l’œuvre.
Ensuite, et c’est le thème que je veux développer ici, la méconnaissance des principes permanents de l’utilisation de la couleur dans l’architecture. On pourra objecter qu’aucun principe n’est permanent, soit : mais du moins, si l’on doit faire évoluer un principe qui puise dans de longues traditions et dans une théorisation élevée, faut-il avoir la connaissance de l’histoire de l’art, de la culture passée et présente ; chez nos petits dictateurs incultes, ce n’est évidemment pas le cas.
De quoi s’agit-il ?
Le premier test que nous devons faire est celui des architectures traditionnelles, qu’on appelle dans certains cas vernaculaires. On y remarque, sous toutes les latitudes, des permanences qui contribuent à leur qualité universelle : les murs sont homogènes, soit qu’ils présentent les textures de leur matériau à l’état naturel, soit qu’ils sont badigeonnés à la chaux, en blanc, en bleu clair, en ocre. La couleur vive est souvent présente sur les portes ou les volets, dans des motifs décoratifs peints ou plaqués, sur les rideaux ou sur les robes des femmes. L’harmonie règne.
Si la leçon d’architecture enseignée par la tradition est essentielle, elle peut être transgressée à travers l’évolution des données techniques et sociales, et l’intellectualisation des principes esthétiques qui en découlent. Or, dans toute l’architecture « classique » de l’occident et de l’orient, l’économie de la couleur reste la même. Lorsqu’une façade est colorée (ce qui est souvent le cas dans les pays du nord où l’on doit compenser la grisaille atmosphérique), elle l’est d’une façon homogène, et les règles spontanées du vernaculaire sont respectées.
Comme dans tous les domaines, l’époque contemporaine a bousculé la tradition. La couleur a éclaté dans la peinture, dans le design industriel, et la mutation culturelle brutale qui a accompagné la mutation technologique du vingtième siècle, a entraîné le phénomène généralisé de l’acculturation. La société s’est morcelée, entre une minorité intellectuelle, elle-même partagée dans des tendances souvent influencées par l’esprit mercantile, et une majorité aliénée, ayant perdu ses marques traditionnelles, ne trouvant pas de références cohérentes dans le nouveau monde qui l’entoure, monde saturé par « l’esthétique du profit ».
Pourtant, si l’on regarde les œuvres de qualité de l’architecture du vingtième siècle, on voit une permanence flagrante des principes de l’harmonie : les plus grands, de Wright à Le Corbusier, en passant par Gropius ou Mallet Stevens, même les plus influencés par les avant-gardes picturales, ont toujours gardé un regard attentif vers le passé ; ils répartissent la couleur dans la logique de leur architecture ; car tout est là : l’architecture, outre son rôle de composante d’un espace urbain ou rural, est structures, volumes, rapports harmoniques de pleins et de vides. Faute de maîtrise à ces niveaux élémentaires de la composition, les architectes d’aujourd’hui (ou leurs commanditaires), désemparés devant leur propre médiocrité, trouvent l’expédient rassurant : celui de la couleur. Mais où mettent-ils la couleur ? Au mieux, sur ou dans des éléments homogènes : fonds de loggias, bandeaux, soubassements, etc. Au pire, en dessinant sur les façades des surfaces colorées destinées à faire croire qu’une façade pauvre devient riche.
L’Algérie est dans cette situation générale d’incertitude culturelle qui explique cette floraison (si l’on peut dire) de façades barbouillées n’importe comment. Il serait temps de revenir à l’architecture.
Le problème de la couleur est plus important qu’il n’y paraît, car, dans la plupart des cas où la polychromie est décrétée après coup, elle « habille » l’architecture de façon factice.
Pour le cas d’Alger, tout au moins de la partie historique la plus représentative, Bab el Oued, la Casbah, le centre jusqu’au 1er mai, la ville ne doit pas être abîmée par des colorations inutiles : elle doit rester la mythique ALGER LA BLANCHE héritée de son noyau original, la médina.
Par conséquent, il ne fait aucun doute que l’ensemble des façades, s’il est repeint, doit l’être dans des tonalités claires, le BLANC, le BLANC CASSE, l’OCRE TRES CLAIR. Par contre, la couleur vive, qui peut égayer l’ensemble, sera appliquée de façon variée aux éléments secondaires mineurs, de petites surfaces, tels que portes et menuiseries diverses, grilles, persiennes, superstructures. Il est important d’éviter tout artifice tel que le rehaussement des modénatures, (peinture de bandeaux, de colonnes, etc) qui, en voulant souligner l’architecture, vulgarisent ses qualités intrinsèques.
Je souligne aussi que, vis à vis des pays dits développés, l’Algérie doit faire preuve de maturité culturelle et ne pas se comporter en « retardataire » de la culture … Le développement, profitable à l’Algérie, de ce qu’on appelle aujourd’hui le tourisme culturel, doit tenir compte de cet impératif.
J. J. Deluz
aoudjhane- Epautiste hyper actif(ve)
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 4
La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
LA VILLE NOUVELLE DE SIDI ABDELLAH
En 1997, j’arrivai pour la première fois avec Liess Hamidi sur le site de Sidi Abdellah. Nous étions encore escortés par deux voitures de gendarmerie. Passé le village de Mahelma, qui a conservé un certain charme, nous débouchions sur la crête et c’était l’éblouissement. Les collines, les promontoires, les versants, les tallwegs, la plaine de la Mitidja et les montagnes de l’Atlas en fond de décor, étaient, pour nous qui allions créer la ville nouvelle, un rêve. On pourrait objecter que, puisque c’était si beau, il ne fallait pas y mettre les pieds ; mais les planificateurs avaient choisi l’emplacement après de nombreuses et lourdes études, et puis, toute ville en croissance, qu’on le veuille ou pas, dévore sa campagne environnante ; autant que ce soit le mieux possible. La politique des villes nouvelles avait été déjà préconisée dans les années 1970, puis remise en question pour diverses raisons, la principale étant le poids d’un investissement global en terrain vierge. C’était courte vue, il était facile de démontrer que cet engagement financier était au contraire le regroupement de crédits préalablement gaspillés dans la dispersion ; le principe de ville nouvelle était rejeté à ce point que nous dûmes l’appeler « l’agglomération nouvelle de Sidi Abdellah ». Mais, cette fois, les dés étaient jetés, c’était à nous de jouer, et de nous inscrire dans la cohérence de la nouvelle politique d’aménagement urbain développée par le ministère de l’aménagement du territoire et de l’environnement.
Devant un tel site, l’imagination se met en activité ; l’ambiance, les reliefs et les dépressions, la végétation, les chèvres et les moutons, les parfums de la nature, le ciel et la montagne, et même la mer, puisqu’au nord de la crête, un tiers de la ville est orienté vers elle, tout nous rappelle que nous sommes en climat méditerranéen. Liess et moi avons eu le même réflexe : nous allons faire une ville méditerranéenne.
Bien ! et tout le monde peut être d’accord, parce que c’est encore une abstraction.
Il s’agissait donc de mettre sur pied une argumentation et une pratique pour traduire ce souhait ; l’équivalent d’une syntaxe, d’une grammaire et d’un vocabulaire dans le langage écrit. La première idée était de regarder si, dans ce bassin culturel si complexe de la Méditerranée, des caractères communs pouvaient nous guider. Les grandes villes s’étant développées dans les aléas de la spéculation du XXe siècle, notre attention s’est portée vers les petites villes et les villages, restés ce qu’ils étaient depuis des siècles : en Espagne, en Provence, en Italie, en Grèce, mais aussi au Maroc, en Algérie, en Tunisie, (il faut noter qu’au Maghreb, les franges sahariennes sont plutôt rattachées à l’aire méditerranéenne qu’au sud africain), au Liban, en Turquie, la ligne de conduite des bâtisseurs était permanente : l’agglomération s’installait sur les reliefs, avec une forte densité, et les dépressions, toujours menacées d’inondations ou d’incursions ennemies, étaient vouées à l’agriculture. Dans cette optique, je ne connais pas de plus bel exemple que la ville de Sienne, en Italie ; et ce sont, naturellement, tous les villages : en Algérie, la richesse architecturale des Aurès, de la Kabylie, de l’Atlas tellien, du Sud (le M’zab, Taghrit, etc), des confins marocains, est, il faut le dire, en voie de dégradation, mais constitue encore un magnifique ensemble d’exemples. Peut-on sauver ce patrimoine ? “Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir” ; mais ceci est une autre histoire.
Cette implantation du bâti sur les reliefs nous apparut donc (même si l’argument défensif n’a plus cours) comme le principe initial de nos plans. Chaque colline avec ses versants, chaque promontoire serait le site propre d’un quartier, (petits ou grands selon la topographie : à ce niveau, nous rejetions la notion de norme qui est arbitraire), et les dépressions seraient, selon leur profil, les espaces de transition entre les quartiers, soit sous forme de coulées de verdure, soit sous forme de parc (nous avions d’emblée affecté la vallée centrale au grand parc urbain) ou de terrains de jeux et de sports. La voirie qui relie entre eux les quartiers nous apparut déjà inscrite en grande partie : la qualité d’intégration des anciennes routes nationales ou chemins départementaux, tracés par les ingénieurs des ponts et chaussées de la meilleure tradition, qui serpentaient entre les collines et pouvaient, moyennant des adaptations et des élargissements, devenir les voies distributrices de presque toute la ville. Cette artère ne serait pas une voie urbaine, contrairement à la mode (que je trouve néfaste) de la ville continue, mais une circulation rapide reliant les quartiers à partir de carrefours aménagés, sans riverains, tracée dans une coulée de verdure. Je considère ces « boulevards urbains » que les urbanistes algériens préconisent actuellement dans le tissu d’extension urbaine comme des aberrations : ils relient les différentes parties de la ville mais sont en même temps des voies de centralité urbaine, avec des commerces, des parkings anarchiques, des masses de piétons, tout s’engorge et rien ne fonctionne. Notre proposition revient à une sélection fonctionnelle des circulations ; fonctionnalisme ? Pourquoi pas.
La Méditerranée a-t-elle une architecture commune à ses différentes aires géographiques et culturelles ? Notre réponse est oui, parce que même si l’Islam, la berbérité, d’un côté, le christianisme de l’autre, ont marqué de leur empreinte l’architecture des villes et villages que nous avons évoqués, certains caractères nous sont apparus comme des constantes. Par exemple, quelle que soit l’aire culturelle, la même sobriété, la même simplicité, caractérisent les maisons de villages ; chaque maison est différente, mais, les pratiques artisanales ayant été les mêmes pour chacun, les éléments composants sont toujours de la même famille : percements aux même échelles dimensionnelles, loggias, unité de toitures ou de terrasses, matériaux et teintes identiques, assurent une harmonie parfaite dans une variété constamment renouvelée. Le climat spécifique, (soleil, pluie, vent) est déterminant des orientations, des dimensions des ouvertures, des dispositifs architecturaux de tous ordres. Les volumes s’étagent en accord avec la topographie, l’ingéniosité de chaque implantation répond à des conditions spécifiques de parcelles, de dénivelés, d’organisation des vues sur le paysage et de la préservation de l’intimité du logement. Dans cet ensemble, la mosquée, l’église ou le palais, n’est pas insolite, elle est l’émanation même du tissu. En somme, rien de plus simple. Pourquoi n’est-on plus capable de ces gestes élémentaires qui font la beauté ? Les architectes contemporains, que la critique d’art considère comme les prophètes de leur discipline, s’évertuent dans la facilité à inventer des formes nouvelles, avec des technologies nouvelles, et déshonorent les paysages. Rien n’est plus difficile que la simplicité (qui n’exclut ni les technologies ni les sciences des formes harmoniques). On pourra dire que cette description du village méditerranéen pourrait être généralisée à toutes les petites agglomérations dans le monde ; il faut y ajouter les caractères individuels et sociaux des habitants, et surtout l’indéfinissable, le sensible, qui font la différence, mais qu’il est difficile de traduire par des mots.
Le problème qui se pose, une fois admis ces principes pour l’architecture, est celui de l’échelle du bâti. Le village était un agglomérat de maisons individuelles, consensuelles par rapport au modèle traditionnel. Les quartiers d’aujourd’hui, avec les impératifs démographiques et économiques de la promotion immobilière, sont faits majoritairement d’habitat collectif. Les entreprises et les bureaux d’étude à leur solde, ont des modèles immuables : l’immeuble de 4 ou 5 étages sur rez-de-chaussée, ou la tour. Comment, avec une panoplie aussi pauvre et hors d’échelle, rejoindre les principes de l’harmonisation dans le site ? Notre proposition est de varier les éléments de programmes, de façon à disposer d’une gamme de hauteurs plus riche, (un petit immeuble, qu’on peut appeler “semi-collectif”, aura 2, 3, 4 niveaux, un immeuble 3, 4, 5 niveaux, voire 6, et la tour ne sera utilisée que comme signal dans le paysage, dans un site qui la justifie. Un tel système peut restituer, à une échelle plus forte, le principe d’étagement des volumes qui fait le charme des villages.
Mais, dans nos tentatives de convaincre les promoteurs et leurs architectes, la partie était loin d’être gagnée, nos préoccupations paraissaient irréelles à nos interlocuteurs.
Un autre aspect de la question, qui, d’une certaine façon, rejoint les considérations précédentes, est celui de l’identité du cadre bâti. J’y consacrerai un texte spécifique. Chacun a besoin, en tant qu’être social, (l’individu dans le groupe) et en tant que personne, de sentir qu’il appartient à son contexte, ou que son contexte lui appartient. Il fait partie de sa ville, de son quartier, de son îlot, de son immeuble, de son logement ; mais cela n’est possible que si ces entités ont leurs propres caractères. A Sidi Abdellah, j’ai tenté une expérience qui n’a été partagée que par quelques-uns, dont Liess Hamidi, et qui fut interrompue à sa mort : il s’agissait d’enrichir chaque entrée d’immeuble d’une mosaïque de grand format – mais j’en reparlerai dans ma prochaine chronique ; je réalisai également une “porte” au quartier de Sidi Bennour.
Bien entendu, la ville nouvelle de Sidi Abdellah ne se limite pas à ces quelques principes, que je résumerai sous les titres suivants :
Principe 1 : Sidi Abdellah, ville méditerranéenne.
Principe 2 : Intégration environnementale : le pacte entre l’urbain et la nature.
Principe 3 : Le découpage en quartiers et l’autonomie de la voie “interquartiers”.
Principe 4 : L’identification.
La ville est aussi faite de la complémentarité entre l’habitat (le quartier) et les grands équipements administratifs, culturels, commerciaux et technologiques liés à sa vocation. Cela pose les problèmes de la continuité – discontinuité, de l’intégration entre l’échelle humaine de l’habitat et l’échelle monumentale (ou du moins représentative) des grands équipements : encore un sujet que je devrai traiter dans une étude spécifique.
Reste enfin à éclaircir pourquoi Sidi Abdellah a eu tant de peine à démarrer : il faut bien admettre que toute démarche novatrice dérange.
J.-J. DELUZ
LA VILLE NOUVELLE DE SIDI ABDELLAH
En 1997, j’arrivai pour la première fois avec Liess Hamidi sur le site de Sidi Abdellah. Nous étions encore escortés par deux voitures de gendarmerie. Passé le village de Mahelma, qui a conservé un certain charme, nous débouchions sur la crête et c’était l’éblouissement. Les collines, les promontoires, les versants, les tallwegs, la plaine de la Mitidja et les montagnes de l’Atlas en fond de décor, étaient, pour nous qui allions créer la ville nouvelle, un rêve. On pourrait objecter que, puisque c’était si beau, il ne fallait pas y mettre les pieds ; mais les planificateurs avaient choisi l’emplacement après de nombreuses et lourdes études, et puis, toute ville en croissance, qu’on le veuille ou pas, dévore sa campagne environnante ; autant que ce soit le mieux possible. La politique des villes nouvelles avait été déjà préconisée dans les années 1970, puis remise en question pour diverses raisons, la principale étant le poids d’un investissement global en terrain vierge. C’était courte vue, il était facile de démontrer que cet engagement financier était au contraire le regroupement de crédits préalablement gaspillés dans la dispersion ; le principe de ville nouvelle était rejeté à ce point que nous dûmes l’appeler « l’agglomération nouvelle de Sidi Abdellah ». Mais, cette fois, les dés étaient jetés, c’était à nous de jouer, et de nous inscrire dans la cohérence de la nouvelle politique d’aménagement urbain développée par le ministère de l’aménagement du territoire et de l’environnement.
Devant un tel site, l’imagination se met en activité ; l’ambiance, les reliefs et les dépressions, la végétation, les chèvres et les moutons, les parfums de la nature, le ciel et la montagne, et même la mer, puisqu’au nord de la crête, un tiers de la ville est orienté vers elle, tout nous rappelle que nous sommes en climat méditerranéen. Liess et moi avons eu le même réflexe : nous allons faire une ville méditerranéenne.
Bien ! et tout le monde peut être d’accord, parce que c’est encore une abstraction.
Il s’agissait donc de mettre sur pied une argumentation et une pratique pour traduire ce souhait ; l’équivalent d’une syntaxe, d’une grammaire et d’un vocabulaire dans le langage écrit. La première idée était de regarder si, dans ce bassin culturel si complexe de la Méditerranée, des caractères communs pouvaient nous guider. Les grandes villes s’étant développées dans les aléas de la spéculation du XXe siècle, notre attention s’est portée vers les petites villes et les villages, restés ce qu’ils étaient depuis des siècles : en Espagne, en Provence, en Italie, en Grèce, mais aussi au Maroc, en Algérie, en Tunisie, (il faut noter qu’au Maghreb, les franges sahariennes sont plutôt rattachées à l’aire méditerranéenne qu’au sud africain), au Liban, en Turquie, la ligne de conduite des bâtisseurs était permanente : l’agglomération s’installait sur les reliefs, avec une forte densité, et les dépressions, toujours menacées d’inondations ou d’incursions ennemies, étaient vouées à l’agriculture. Dans cette optique, je ne connais pas de plus bel exemple que la ville de Sienne, en Italie ; et ce sont, naturellement, tous les villages : en Algérie, la richesse architecturale des Aurès, de la Kabylie, de l’Atlas tellien, du Sud (le M’zab, Taghrit, etc), des confins marocains, est, il faut le dire, en voie de dégradation, mais constitue encore un magnifique ensemble d’exemples. Peut-on sauver ce patrimoine ? “Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir” ; mais ceci est une autre histoire.
Cette implantation du bâti sur les reliefs nous apparut donc (même si l’argument défensif n’a plus cours) comme le principe initial de nos plans. Chaque colline avec ses versants, chaque promontoire serait le site propre d’un quartier, (petits ou grands selon la topographie : à ce niveau, nous rejetions la notion de norme qui est arbitraire), et les dépressions seraient, selon leur profil, les espaces de transition entre les quartiers, soit sous forme de coulées de verdure, soit sous forme de parc (nous avions d’emblée affecté la vallée centrale au grand parc urbain) ou de terrains de jeux et de sports. La voirie qui relie entre eux les quartiers nous apparut déjà inscrite en grande partie : la qualité d’intégration des anciennes routes nationales ou chemins départementaux, tracés par les ingénieurs des ponts et chaussées de la meilleure tradition, qui serpentaient entre les collines et pouvaient, moyennant des adaptations et des élargissements, devenir les voies distributrices de presque toute la ville. Cette artère ne serait pas une voie urbaine, contrairement à la mode (que je trouve néfaste) de la ville continue, mais une circulation rapide reliant les quartiers à partir de carrefours aménagés, sans riverains, tracée dans une coulée de verdure. Je considère ces « boulevards urbains » que les urbanistes algériens préconisent actuellement dans le tissu d’extension urbaine comme des aberrations : ils relient les différentes parties de la ville mais sont en même temps des voies de centralité urbaine, avec des commerces, des parkings anarchiques, des masses de piétons, tout s’engorge et rien ne fonctionne. Notre proposition revient à une sélection fonctionnelle des circulations ; fonctionnalisme ? Pourquoi pas.
La Méditerranée a-t-elle une architecture commune à ses différentes aires géographiques et culturelles ? Notre réponse est oui, parce que même si l’Islam, la berbérité, d’un côté, le christianisme de l’autre, ont marqué de leur empreinte l’architecture des villes et villages que nous avons évoqués, certains caractères nous sont apparus comme des constantes. Par exemple, quelle que soit l’aire culturelle, la même sobriété, la même simplicité, caractérisent les maisons de villages ; chaque maison est différente, mais, les pratiques artisanales ayant été les mêmes pour chacun, les éléments composants sont toujours de la même famille : percements aux même échelles dimensionnelles, loggias, unité de toitures ou de terrasses, matériaux et teintes identiques, assurent une harmonie parfaite dans une variété constamment renouvelée. Le climat spécifique, (soleil, pluie, vent) est déterminant des orientations, des dimensions des ouvertures, des dispositifs architecturaux de tous ordres. Les volumes s’étagent en accord avec la topographie, l’ingéniosité de chaque implantation répond à des conditions spécifiques de parcelles, de dénivelés, d’organisation des vues sur le paysage et de la préservation de l’intimité du logement. Dans cet ensemble, la mosquée, l’église ou le palais, n’est pas insolite, elle est l’émanation même du tissu. En somme, rien de plus simple. Pourquoi n’est-on plus capable de ces gestes élémentaires qui font la beauté ? Les architectes contemporains, que la critique d’art considère comme les prophètes de leur discipline, s’évertuent dans la facilité à inventer des formes nouvelles, avec des technologies nouvelles, et déshonorent les paysages. Rien n’est plus difficile que la simplicité (qui n’exclut ni les technologies ni les sciences des formes harmoniques). On pourra dire que cette description du village méditerranéen pourrait être généralisée à toutes les petites agglomérations dans le monde ; il faut y ajouter les caractères individuels et sociaux des habitants, et surtout l’indéfinissable, le sensible, qui font la différence, mais qu’il est difficile de traduire par des mots.
Le problème qui se pose, une fois admis ces principes pour l’architecture, est celui de l’échelle du bâti. Le village était un agglomérat de maisons individuelles, consensuelles par rapport au modèle traditionnel. Les quartiers d’aujourd’hui, avec les impératifs démographiques et économiques de la promotion immobilière, sont faits majoritairement d’habitat collectif. Les entreprises et les bureaux d’étude à leur solde, ont des modèles immuables : l’immeuble de 4 ou 5 étages sur rez-de-chaussée, ou la tour. Comment, avec une panoplie aussi pauvre et hors d’échelle, rejoindre les principes de l’harmonisation dans le site ? Notre proposition est de varier les éléments de programmes, de façon à disposer d’une gamme de hauteurs plus riche, (un petit immeuble, qu’on peut appeler “semi-collectif”, aura 2, 3, 4 niveaux, un immeuble 3, 4, 5 niveaux, voire 6, et la tour ne sera utilisée que comme signal dans le paysage, dans un site qui la justifie. Un tel système peut restituer, à une échelle plus forte, le principe d’étagement des volumes qui fait le charme des villages.
Mais, dans nos tentatives de convaincre les promoteurs et leurs architectes, la partie était loin d’être gagnée, nos préoccupations paraissaient irréelles à nos interlocuteurs.
Un autre aspect de la question, qui, d’une certaine façon, rejoint les considérations précédentes, est celui de l’identité du cadre bâti. J’y consacrerai un texte spécifique. Chacun a besoin, en tant qu’être social, (l’individu dans le groupe) et en tant que personne, de sentir qu’il appartient à son contexte, ou que son contexte lui appartient. Il fait partie de sa ville, de son quartier, de son îlot, de son immeuble, de son logement ; mais cela n’est possible que si ces entités ont leurs propres caractères. A Sidi Abdellah, j’ai tenté une expérience qui n’a été partagée que par quelques-uns, dont Liess Hamidi, et qui fut interrompue à sa mort : il s’agissait d’enrichir chaque entrée d’immeuble d’une mosaïque de grand format – mais j’en reparlerai dans ma prochaine chronique ; je réalisai également une “porte” au quartier de Sidi Bennour.
Bien entendu, la ville nouvelle de Sidi Abdellah ne se limite pas à ces quelques principes, que je résumerai sous les titres suivants :
Principe 1 : Sidi Abdellah, ville méditerranéenne.
Principe 2 : Intégration environnementale : le pacte entre l’urbain et la nature.
Principe 3 : Le découpage en quartiers et l’autonomie de la voie “interquartiers”.
Principe 4 : L’identification.
La ville est aussi faite de la complémentarité entre l’habitat (le quartier) et les grands équipements administratifs, culturels, commerciaux et technologiques liés à sa vocation. Cela pose les problèmes de la continuité – discontinuité, de l’intégration entre l’échelle humaine de l’habitat et l’échelle monumentale (ou du moins représentative) des grands équipements : encore un sujet que je devrai traiter dans une étude spécifique.
Reste enfin à éclaircir pourquoi Sidi Abdellah a eu tant de peine à démarrer : il faut bien admettre que toute démarche novatrice dérange.
J.-J. DELUZ
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 5
La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
A propos des mille et une nuits de sidi Bennour
Il m’arrive de traverser un quartier récent de logements sociaux et d’y ressentir un malaise qui confine au rejet ; non seulement les façades sont médiocres, mais elles sont toutes pareilles, et la monotonie qui s’en dégage se double du sentiment de misère qu’exhale tout l’environnement. Chaque porte d’entrée d’immeuble est strictement identique à sa voisine, et parfois même, l’économie du projet a été telle qu’on ne la remarque pas dans la façade : elle donne directement sur un palier et sur l’escalier, sans aucun espace de dégagement spécifique.
Si je parle plus particulièrement des entrées, c’est qu’elles me paraissent essentielles à un des besoins les plus profonds de l’habitant : celui de l’identification. Il y a en chacun de nous un être social et un être individuel, et chacune de ces deux dimensions se traduit, dans ses rapports à l’espace qui nous environne, par la nécessité d’appartenance : appartenir au groupe, appartenir à son cercle privé, c’est appartenir à son quartier, à son îlot, à son immeuble, à son chez-soi.,
Or le rapport au bâti est surtout celui du rez-de-chaussée, à hauteur d’œil du piéton. L’entrée, (de la maison, de l’immeuble) est le signe, le repère familier du « port d’attache ». On le voit partout, dans toutes les époques et dans tous les lieux : deux singes sculptés de part et d’autre d’une porte chinoise, un décor floral autour d’une entrée dans la campagne marocaine, une main de Fatma gravée dans le montant d’une porte de la Casbah surmontée d’un auvent en tuile vernissée, sont trois exemples parmi l’infinité des millions de portes du monde entier. Sans aller loin, tout le long de la rue Didouche Mourad, on voit qu’aucune entrée n’est pareille à sa voisine, qu’on passe d’un encadrement en mosaïque à un décor floral sculpté ou à des pilastres classicisants.
Dans l’habitat collectif, la répétition, la monotonie, la standardisation, procèdent de ce que j’appellerai une logique vicieuse : si le programme planifié prévoit 500 logements de 80 mètres carrés destinés à une catégorie sociale homogène, quelles raisons y aurait-il de différencier les immeubles ou les logements ?
Il y a quelques années, la wilaya d’Alger m’avait demandé un avis critique sur un lotissement d’une centaine de maisons projeté par un médiocre bureau étranger. Parmi de nombreuses objections, j’avais relevé le fait que les cent villas étaient identiques, quelle que soit leur position ou leur orientation ; mais les gens de la wilaya avaient finalement réfuté ma critique sous prétexte que toute différence entre deux maisons créerait des jalousies et des conflits de voisinage « entre bonnes femmes ». On comprend pourquoi je parle plus haut de logique vicieuse. Dans un immeuble, même si les logements sont identiques, les conditions d’occupation sont différentes au premier ou au septième étage : les vues ne sont pas les mêmes, les rapports à l’espace collectif (escalier, ascenseur) changent. Il m’a toujours paru que ce serait plus intelligent de moduler les prix des logements selon leurs avantages et inconvénients éventuels plutôt que de s’accrocher à une norme rigoureuse qui, en réalité, est toujours relative. Dès ce moment, on pourrait retrouver la diversité et l’individualisation des éléments bâtis et aménagés qui ont toujours été le propre d’un milieu urbain viable.
La forme et l’assemblage des constructions peut se libérer du dogme du « bâtiment type », la hauteur des immeubles peut varier au lieu d’appliquer le néfaste « rez-de-chaussée plus cinq étages » que les entreprises veulent imposer, les façades peuvent, avec des moyens simples, ne pas aligner systématiquement les mêmes fenêtres à chaque étage, et les logements eux-mêmes n’ont plus besoin d’être tous pareils.
Dans cette perspective novatrice, je reviens au problème de l’entrée, qui est le point d’appel et d’identification de l’immeuble. Elle porte certes un numéro qui est son indice objectif de localisation, mais elle a une figure qui peut devenir familière : elle est l’élément de la façade qui intègre le plus logiquement un apport décoratif.
Il y a près de dix ans, je travaillais avec Liess Hamidi, l’homme admirable qui dirigea l’établissement de gestion de la ville nouvelle de Sidi Abdellah jusqu’en 2004,année de son décès, et l’APC d’Alger-centre nous confia le projet de 400 logements sur la colline de Sidi Bennour ; bien qu’éloignée des centres de vie existants, (Mahelma, douar de Sidi Abdellah, Rahmania), c’était le seul site où nous disposions d’un terrain à bâtir et nous engageâmes l’opération. Mon objectif n’est pas ici de la décrire en détails –bien qu’elle fut un très riche champ d’expérimentation- mais de parler des entrées d’immeubles qui me paraissaient, comme je l’ai expliqué dans le texte qui précède, un des points les plus sensibles de l’habitat, en tant que repère et pôle d’identification.
L’opération comportait 33 entrées (ce qui représente de 12 à 13 logements par entrée, en moyenne. Comme aucun immeuble ne dépassait cinq étages, ce chiffre paraît élevé et s’explique parce que tous les blocs situés sur la rue principale sont de forme sensiblement cubique avec quatre logements par étage. ) Dès les premières esquisses, j’avais imaginé un mur, soit entourant l’entrée, soit latéral à l’entrée, qui pouvait être le support d’une loggia au premier étage, ou participer à la protection de l’escalier, et sur lequel on aurait plaqué une mosaïque. (Je ne voulais pas de fresque, les techniques approximatives en usage n’assurant pas la pérennité de la peinture). Petit à petit, l’idée qui prit corps dans mon esprit fut qu’il serait intéressant de trouver une unité, un fil conducteur à toute cette imagerie, assurant ainsi non seulement l’identification de chaque entrée, mais le caractère unitaire de tout le quartier, et mon choix se porta sur les contes des mille et une nuits. Je pensais, (mais je m’aperçus que ce n’était pas l’avis de tout le monde culturel ni particulièrement du ministère même de la culture), que ces contes, que je trouve merveilleux, constituaient un monument littéraire du patrimoine, non seulement arabe et musulman, mais, par leur propagation, mondial, et que la sensibilité algérienne pouvait en être très proche. (Djaffar Lesbet me disait : il y a sûrement encore des grand-mères qui racontent, à leur façon, certains de ces contes à leurs petits-enfants). Liess adhéra spontanément à l’idée et nous nous lançâmes dans l’aventure.
Je commençai par relire tous les contes, dans les traductions de Galland, charmantes mais souvent réductrices, et de Bencheikh, moins distrayantes et plus littérales. (Je laissai de côté Mardrus, qui improvisait beaucoup et avec talent, dans l’esprit littéraire du symbolisme). Puis je sélectionnai une série d’images que me suggérait le texte, dans l’optique d’une certaine sérénité ; ( j’évitai les scènes parfois audacieuses, parfois sanguinaires, qui auraient pu troubler le calme du décor urbain). J’en avais une cinquantaine, dont je retins finalement les 33 de mon choix.
L’idée acquise, il fallait passer à la réalisation, c’est-à-dire : 1°) qui fait quoi ? 2°) où trouver l’argent ? Le premier point ne posa pas de problème. J’étais trop enthousiaste sur cette affaire pour ne pas assumer toute la phase de conception : composition des images, choix des couleurs, peinture des maquettes. Ce travail de création me prit plusieurs mois, et je l’exécutai gratuitement, malgré mes difficultés de survie, non par démagogie, mais pour mettre le plus de chances possibles de notre côté. L’équipe d’exécution se forma rapidement par le jeu des relations personnelles : le peintre Bendou fit les agrandissements des maquettes au format réel, Khelifi, sorti de l’école des beaux-arts, fit le montage des mosaïques sur papier et dirigea la pose avec son équipe, Boumehdi fournit la céramique, Afaf Zekkour me fit la recherche des textes originaux.
Le problème financier était moins évident : Liess avait mis en place un système de prélèvement sur les ventes de terrains dont un pourcentage (1%) allait au culturel. Cela permit de lancer l’opération et de réaliser un prototype (sur le bâtiment numéroté T6) sur un des grands panneaux ; (de l’ordre de 3 m. sur 6). Il est extrait du « conte des deux vizirs et d’Anis al Jalis » dont la légende, retranscrite du texte original dans sa traduction de Bencheikh, est :
« … mon enfant, sache que le Prophète –sur lui les bénédictions et le salut ! a recommandé de bien traiter l’étranger. Pourquoi n’irais-tu pas en ce jardin, pour t’y promener et délasser ?… Le jardin – et quel jardin ! – s’ouvrait par une petite porte voûtée à la façon d’un porche ouvrant sur une grande salle et agrémenté de vignes aux raisins variés, rouge comme l’hyacinthe ou d’un noir d’ébène … »
En effet, j’avais intégré dans chaque panneau un encadré avec la légende, en calligraphie arabe, et je l’avais placé en bas, à hauteur d’œil des enfants, imaginant que, rentrant de l’école, ils se familiariseraient avec l’épisode illustré.
De façon à renforcer l’unité de l’ensemble, j’avais défini une gamme de teintes réduite, à utiliser dans chaque panneau. Il y avait six couleurs, (rouge, rose, vert olive, bleu clair, jaune de chrome et ocre jaune, ) auxquelles s’ajoutaient le blanc, le noir et le gris.
Nous étions contents du prototype et l’opération continua, doucement, au gré des fonds disponibles, jusqu’au 16ème panneau. Puis, en juin 2004, le drame se produisit : Liess Hamidi fut emporté par un accident cardiaque, en plein travail. La veille au soir, nous admirions ensemble le lac de barrage collinaire (le 4ème) qu’il avait réalisé sur l’oued Sidi Bennour ; il était heureux ; mais c’était un passionné, aux réactions parfois violentes. Les difficultés, mais surtout la méchanceté, voire l’imbécillité des bureaucrates, peuvent tuer : ce fut le cas.
Nous avions fait ensemble beaucoup d’aménagements, (lacs, terrains de jeux et de sports, placettes, plantation et préservation d’arbres, aménagement de garderie et de crèche, ) qui devaient donner au quartier un caractère de vie urbaine dans lequel l’essentiel n’est pas que le nécessaire. Bien vivre, c’est vivre dans un lieu qu’on s’approprie. A part les mosaïques, j’avais aussi commencé la réalisation d’une placette avec un jet d’eau central et des bancs de pierre ombragés.
Entretemps, suivant les procédures normales, nous avions obtenu une école primaire et une école secondaire ; malheureusement, ces deux édifices furent réquisitionnés par l’enseignement supérieur pour des besoins urgents et les habitants de nos 400 logements restèrent sans école.
A la mort de Liess, tout s’arrêta, comme si, brusquement, il n’y avait plus d’argent, ou, ce qui est plus grave, plus aucune volonté de cautionner un travail que d’aucuns trouvaient probablement inutile. J’y vois deux types de motivations, qui me paraissent aussi graves l’une que l’autre :
Premièrement, pourquoi des images, pourquoi les mille et une nuits, pourquoi investir dans une réalisation qui n’est que culturelle et ludique ? Il faut loger les gens, un point, c’est tout.
Deuxièmement, si l’on veut apporter une décoration dans le paysage urbain, il faut le faire là où il y a de l’animation et des touristes, pour valoriser l’image de la ville : c’est à dire au centre ville. La banlieue n’a pas besoin d’être jolie, puisqu’on n’y va pas. On se souvient de l’histoire des chevaux de Diar el Mahçoul, ( dont Belhanteur écrivit une nouvelle dans le recueil du même nom), lorsqu’on transplanta la fontaine que Pouillon avait réalisée au pied de la tour de Diar el Mahçoul pour la placer, tronquée, au carrefour de l’avenue du premier novembre.
Aujourd’hui, plus de deux ans après le décès de Liess, les habitants n’ont ni école ni commerces, et les choses n’ont plus bougé. Les mosaïques sont inachevées, la placette au jet d’eau également. On envisage d’engager de grandes dépenses de prestige un peu partout, et en particulier sur les villes nouvelles, mais on peut craindre que ces petites choses qui pourraient rendre le décor urbain des habitants de la périphérie plus habitable soient considérées comme un luxe inutile.
Nous avions préparé, avec Liess, un petit livre sur les mille et une nuits de Sidi Bennour, avec la reproduction des 33 panneaux, et l’explication des scènes dans lesquelles s’insèrent chaque image et chaque sous-titre. J’aurais imaginé de le distribuer aux habitants du quartier, mais ça n’intéresse plus personne.
J.J.DELUZ
A propos des mille et une nuits de sidi Bennour
Il m’arrive de traverser un quartier récent de logements sociaux et d’y ressentir un malaise qui confine au rejet ; non seulement les façades sont médiocres, mais elles sont toutes pareilles, et la monotonie qui s’en dégage se double du sentiment de misère qu’exhale tout l’environnement. Chaque porte d’entrée d’immeuble est strictement identique à sa voisine, et parfois même, l’économie du projet a été telle qu’on ne la remarque pas dans la façade : elle donne directement sur un palier et sur l’escalier, sans aucun espace de dégagement spécifique.
Si je parle plus particulièrement des entrées, c’est qu’elles me paraissent essentielles à un des besoins les plus profonds de l’habitant : celui de l’identification. Il y a en chacun de nous un être social et un être individuel, et chacune de ces deux dimensions se traduit, dans ses rapports à l’espace qui nous environne, par la nécessité d’appartenance : appartenir au groupe, appartenir à son cercle privé, c’est appartenir à son quartier, à son îlot, à son immeuble, à son chez-soi.,
Or le rapport au bâti est surtout celui du rez-de-chaussée, à hauteur d’œil du piéton. L’entrée, (de la maison, de l’immeuble) est le signe, le repère familier du « port d’attache ». On le voit partout, dans toutes les époques et dans tous les lieux : deux singes sculptés de part et d’autre d’une porte chinoise, un décor floral autour d’une entrée dans la campagne marocaine, une main de Fatma gravée dans le montant d’une porte de la Casbah surmontée d’un auvent en tuile vernissée, sont trois exemples parmi l’infinité des millions de portes du monde entier. Sans aller loin, tout le long de la rue Didouche Mourad, on voit qu’aucune entrée n’est pareille à sa voisine, qu’on passe d’un encadrement en mosaïque à un décor floral sculpté ou à des pilastres classicisants.
Dans l’habitat collectif, la répétition, la monotonie, la standardisation, procèdent de ce que j’appellerai une logique vicieuse : si le programme planifié prévoit 500 logements de 80 mètres carrés destinés à une catégorie sociale homogène, quelles raisons y aurait-il de différencier les immeubles ou les logements ?
Il y a quelques années, la wilaya d’Alger m’avait demandé un avis critique sur un lotissement d’une centaine de maisons projeté par un médiocre bureau étranger. Parmi de nombreuses objections, j’avais relevé le fait que les cent villas étaient identiques, quelle que soit leur position ou leur orientation ; mais les gens de la wilaya avaient finalement réfuté ma critique sous prétexte que toute différence entre deux maisons créerait des jalousies et des conflits de voisinage « entre bonnes femmes ». On comprend pourquoi je parle plus haut de logique vicieuse. Dans un immeuble, même si les logements sont identiques, les conditions d’occupation sont différentes au premier ou au septième étage : les vues ne sont pas les mêmes, les rapports à l’espace collectif (escalier, ascenseur) changent. Il m’a toujours paru que ce serait plus intelligent de moduler les prix des logements selon leurs avantages et inconvénients éventuels plutôt que de s’accrocher à une norme rigoureuse qui, en réalité, est toujours relative. Dès ce moment, on pourrait retrouver la diversité et l’individualisation des éléments bâtis et aménagés qui ont toujours été le propre d’un milieu urbain viable.
La forme et l’assemblage des constructions peut se libérer du dogme du « bâtiment type », la hauteur des immeubles peut varier au lieu d’appliquer le néfaste « rez-de-chaussée plus cinq étages » que les entreprises veulent imposer, les façades peuvent, avec des moyens simples, ne pas aligner systématiquement les mêmes fenêtres à chaque étage, et les logements eux-mêmes n’ont plus besoin d’être tous pareils.
Dans cette perspective novatrice, je reviens au problème de l’entrée, qui est le point d’appel et d’identification de l’immeuble. Elle porte certes un numéro qui est son indice objectif de localisation, mais elle a une figure qui peut devenir familière : elle est l’élément de la façade qui intègre le plus logiquement un apport décoratif.
Il y a près de dix ans, je travaillais avec Liess Hamidi, l’homme admirable qui dirigea l’établissement de gestion de la ville nouvelle de Sidi Abdellah jusqu’en 2004,année de son décès, et l’APC d’Alger-centre nous confia le projet de 400 logements sur la colline de Sidi Bennour ; bien qu’éloignée des centres de vie existants, (Mahelma, douar de Sidi Abdellah, Rahmania), c’était le seul site où nous disposions d’un terrain à bâtir et nous engageâmes l’opération. Mon objectif n’est pas ici de la décrire en détails –bien qu’elle fut un très riche champ d’expérimentation- mais de parler des entrées d’immeubles qui me paraissaient, comme je l’ai expliqué dans le texte qui précède, un des points les plus sensibles de l’habitat, en tant que repère et pôle d’identification.
L’opération comportait 33 entrées (ce qui représente de 12 à 13 logements par entrée, en moyenne. Comme aucun immeuble ne dépassait cinq étages, ce chiffre paraît élevé et s’explique parce que tous les blocs situés sur la rue principale sont de forme sensiblement cubique avec quatre logements par étage. ) Dès les premières esquisses, j’avais imaginé un mur, soit entourant l’entrée, soit latéral à l’entrée, qui pouvait être le support d’une loggia au premier étage, ou participer à la protection de l’escalier, et sur lequel on aurait plaqué une mosaïque. (Je ne voulais pas de fresque, les techniques approximatives en usage n’assurant pas la pérennité de la peinture). Petit à petit, l’idée qui prit corps dans mon esprit fut qu’il serait intéressant de trouver une unité, un fil conducteur à toute cette imagerie, assurant ainsi non seulement l’identification de chaque entrée, mais le caractère unitaire de tout le quartier, et mon choix se porta sur les contes des mille et une nuits. Je pensais, (mais je m’aperçus que ce n’était pas l’avis de tout le monde culturel ni particulièrement du ministère même de la culture), que ces contes, que je trouve merveilleux, constituaient un monument littéraire du patrimoine, non seulement arabe et musulman, mais, par leur propagation, mondial, et que la sensibilité algérienne pouvait en être très proche. (Djaffar Lesbet me disait : il y a sûrement encore des grand-mères qui racontent, à leur façon, certains de ces contes à leurs petits-enfants). Liess adhéra spontanément à l’idée et nous nous lançâmes dans l’aventure.
Je commençai par relire tous les contes, dans les traductions de Galland, charmantes mais souvent réductrices, et de Bencheikh, moins distrayantes et plus littérales. (Je laissai de côté Mardrus, qui improvisait beaucoup et avec talent, dans l’esprit littéraire du symbolisme). Puis je sélectionnai une série d’images que me suggérait le texte, dans l’optique d’une certaine sérénité ; ( j’évitai les scènes parfois audacieuses, parfois sanguinaires, qui auraient pu troubler le calme du décor urbain). J’en avais une cinquantaine, dont je retins finalement les 33 de mon choix.
L’idée acquise, il fallait passer à la réalisation, c’est-à-dire : 1°) qui fait quoi ? 2°) où trouver l’argent ? Le premier point ne posa pas de problème. J’étais trop enthousiaste sur cette affaire pour ne pas assumer toute la phase de conception : composition des images, choix des couleurs, peinture des maquettes. Ce travail de création me prit plusieurs mois, et je l’exécutai gratuitement, malgré mes difficultés de survie, non par démagogie, mais pour mettre le plus de chances possibles de notre côté. L’équipe d’exécution se forma rapidement par le jeu des relations personnelles : le peintre Bendou fit les agrandissements des maquettes au format réel, Khelifi, sorti de l’école des beaux-arts, fit le montage des mosaïques sur papier et dirigea la pose avec son équipe, Boumehdi fournit la céramique, Afaf Zekkour me fit la recherche des textes originaux.
Le problème financier était moins évident : Liess avait mis en place un système de prélèvement sur les ventes de terrains dont un pourcentage (1%) allait au culturel. Cela permit de lancer l’opération et de réaliser un prototype (sur le bâtiment numéroté T6) sur un des grands panneaux ; (de l’ordre de 3 m. sur 6). Il est extrait du « conte des deux vizirs et d’Anis al Jalis » dont la légende, retranscrite du texte original dans sa traduction de Bencheikh, est :
« … mon enfant, sache que le Prophète –sur lui les bénédictions et le salut ! a recommandé de bien traiter l’étranger. Pourquoi n’irais-tu pas en ce jardin, pour t’y promener et délasser ?… Le jardin – et quel jardin ! – s’ouvrait par une petite porte voûtée à la façon d’un porche ouvrant sur une grande salle et agrémenté de vignes aux raisins variés, rouge comme l’hyacinthe ou d’un noir d’ébène … »
En effet, j’avais intégré dans chaque panneau un encadré avec la légende, en calligraphie arabe, et je l’avais placé en bas, à hauteur d’œil des enfants, imaginant que, rentrant de l’école, ils se familiariseraient avec l’épisode illustré.
De façon à renforcer l’unité de l’ensemble, j’avais défini une gamme de teintes réduite, à utiliser dans chaque panneau. Il y avait six couleurs, (rouge, rose, vert olive, bleu clair, jaune de chrome et ocre jaune, ) auxquelles s’ajoutaient le blanc, le noir et le gris.
Nous étions contents du prototype et l’opération continua, doucement, au gré des fonds disponibles, jusqu’au 16ème panneau. Puis, en juin 2004, le drame se produisit : Liess Hamidi fut emporté par un accident cardiaque, en plein travail. La veille au soir, nous admirions ensemble le lac de barrage collinaire (le 4ème) qu’il avait réalisé sur l’oued Sidi Bennour ; il était heureux ; mais c’était un passionné, aux réactions parfois violentes. Les difficultés, mais surtout la méchanceté, voire l’imbécillité des bureaucrates, peuvent tuer : ce fut le cas.
Nous avions fait ensemble beaucoup d’aménagements, (lacs, terrains de jeux et de sports, placettes, plantation et préservation d’arbres, aménagement de garderie et de crèche, ) qui devaient donner au quartier un caractère de vie urbaine dans lequel l’essentiel n’est pas que le nécessaire. Bien vivre, c’est vivre dans un lieu qu’on s’approprie. A part les mosaïques, j’avais aussi commencé la réalisation d’une placette avec un jet d’eau central et des bancs de pierre ombragés.
Entretemps, suivant les procédures normales, nous avions obtenu une école primaire et une école secondaire ; malheureusement, ces deux édifices furent réquisitionnés par l’enseignement supérieur pour des besoins urgents et les habitants de nos 400 logements restèrent sans école.
A la mort de Liess, tout s’arrêta, comme si, brusquement, il n’y avait plus d’argent, ou, ce qui est plus grave, plus aucune volonté de cautionner un travail que d’aucuns trouvaient probablement inutile. J’y vois deux types de motivations, qui me paraissent aussi graves l’une que l’autre :
Premièrement, pourquoi des images, pourquoi les mille et une nuits, pourquoi investir dans une réalisation qui n’est que culturelle et ludique ? Il faut loger les gens, un point, c’est tout.
Deuxièmement, si l’on veut apporter une décoration dans le paysage urbain, il faut le faire là où il y a de l’animation et des touristes, pour valoriser l’image de la ville : c’est à dire au centre ville. La banlieue n’a pas besoin d’être jolie, puisqu’on n’y va pas. On se souvient de l’histoire des chevaux de Diar el Mahçoul, ( dont Belhanteur écrivit une nouvelle dans le recueil du même nom), lorsqu’on transplanta la fontaine que Pouillon avait réalisée au pied de la tour de Diar el Mahçoul pour la placer, tronquée, au carrefour de l’avenue du premier novembre.
Aujourd’hui, plus de deux ans après le décès de Liess, les habitants n’ont ni école ni commerces, et les choses n’ont plus bougé. Les mosaïques sont inachevées, la placette au jet d’eau également. On envisage d’engager de grandes dépenses de prestige un peu partout, et en particulier sur les villes nouvelles, mais on peut craindre que ces petites choses qui pourraient rendre le décor urbain des habitants de la périphérie plus habitable soient considérées comme un luxe inutile.
Nous avions préparé, avec Liess, un petit livre sur les mille et une nuits de Sidi Bennour, avec la reproduction des 33 panneaux, et l’explication des scènes dans lesquelles s’insèrent chaque image et chaque sous-titre. J’aurais imaginé de le distribuer aux habitants du quartier, mais ça n’intéresse plus personne.
J.J.DELUZ
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 6
La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
Du slogan à la réalité
– les gens ne sont pas ce qu’ils disent mais ce qu’ils font -
Les chercheurs, les services administratifs, les bureaux d’études eux-mêmes, tous conscients de la faiblesse (pour ne pas dire plus) du cadre bâti de la ville actuelle, - la ville qui s’est développée depuis les années cinquante et dont Alger est évidemment un prototype – sont à la recherche de solutions salvatrices. Cette prise de conscience est relativement récente et n’est pas encore exempte d’autosatisfaction, car chacun, et surtout ceux qui ont une responsabilité dans cette situation, doit tenter d’en montrer des aspects positifs.
On a longtemps fonctionné comme si les objectifs purement quantitatifs étaient les seuls valables pour sortir du sous-développement, on a longtemps fermé les yeux sur les conséquences des urbanisations incohérentes ou aberrantes, et sur les architectures dépourvues de tout esprit d’identité.
Mais, si je crois fermement à la priorité du qualitatif sur le quantitatif, il ne faut pas l’interpréter comme une position élitiste. L’idée n’est pas de créer la ville des gratte-ciel en verre scintillant au soleil, de la colonisation urbaine par l’automobile, de la villa de luxe pour tous, de l’élimination des plus pauvres transférés dans les quartiers ou les villes secondaires par où l’on ne passe jamais. On parle de construire des villes d’excellence, mais l’excellence doit être partout et ne pas être ségrégative.
Mais ne restons pas au niveau des bonnes intentions. Il ne faut jamais oublier que « les gens ne sont pas ce qu’ils disent mais ce qu’ils font ». Il y a donc toujours lieu de confronter le discours à la réalité. Le discours se situe dans différents secteurs, de l’intellectuel, du politique et du technique. Dans chacune de ces catégories, même dans le domaine technique, le danger est le même : celui de l’auto-suffisance de l’argument, (ce qu’on appelle dans le discours politique « la langue de bois »).
Dans la majorité des textes intellectuels, (études de chercheurs ou de critiques) ce phénomène se caractérise par un degré d’abstraction régi par un langage confidentiel : le chercheur tend à établir un code (par les mots et les tournures de phrases) tel qu’il n’est compris que par les adeptes de son système ; il s’établit ainsi des sortes de clans de « spécialistes » qui se comprennent entre eux mais dont les discours ne débouchent que sur eux-mêmes : un vase clos dans lequel tout contact avec la réalité est rompu.
Je ne citerai pas d’exemples dans le domaine de l’urbanisme et de l’architecture, pour ne pas m’engager dans des polémiques personnelles, mais ce phénomène n’est pas spécifique à ces disciplines. Dans un ouvrage savant, ( « Impostures intellectuelles », d’Alan Sokal et Jean Bricmont, édition Odile Jacob, 1997) les auteurs montrent comment des célébrités de la psychanalyse ou de la philosophie manipulent le langage au détriment de la rigueur scientifique et de la simple compréhension. Je cite au hasard un extrait du psychanalyste Lacan qui a fait la mode dans son domaine : « … la structure, c’est l’asphérique recelé dans l’articulation langagière en tant qu’un effet de sujet s’en saisit. Il est clair que, quant à la signification, ce « s’en saisit » de la sous-phrase, pseudo-modale, se répercute de l’objet même que comme verbe il enveloppe dans son sujet grammatical, et qu’il y a faux effet de sens, résonance de l’imaginaire induit de la topologie, selon que l’effet de sujet fait tourbillon d’asphère ou que le subjectif de cet effet s’en « réfléchit »… etc.
Dans le domaine du discours politique, qui se prolonge dans la rédaction des textes législatifs, le problème est différent, mais les significations de chaque argument, exprimés d’ailleurs en langage clair, restent à tel point dans les généralités que leur impact sur le réel est constamment aléatoire. Suffit-il de déclarer que la croissance de la ville doit s’inscrire dans les perspectives du « développement durable » pour agir sur elle ? On peut faire dire au concept du développement durable ce qu’on veut, et il faut, non seulement en définir le contenu mais le mettre en phase avec le développement économique, technique et social de la société en devenir. Suffit-il de déclarer que le désenclavement des quartiers défavorisés passe par leur intégration socio – économique si l’on n’affronte pas ouvertement les problèmes de ségrégation et de mixité sociale, non pas dans l’abstraction du concept, mais dans la réalité urbaine, sociale et géographique de la ville ? Est-il suffisant de prévoir l’industrialisation du bâtiment si l’on ne précise pas ses objectifs, non seulement sur l’économie et le rendement, mais sur l’impact social et sur la qualité architecturale du produit ? Le domaine du discours politique et de ses prolongements dans les lois et les règlements joue avec le risque de la généralisation qui permet de déduire en aval l’objet ou son contraire.
Le troisième domaine dont je fais la critique peut surprendre, puisqu’il s’agit de celui où l’objectivité technique, voire scientifique, paraît indiscutable : c’est celui de la règle ou de la norme.
Théoriquement, la norme ressortit au principe de précaution ; elle est faite pour empêcher tout risque excessif d’erreur ou d’accident : norme de densité urbaine pour éviter toute surdensité, norme de qualité d’un produit pour garantir la santé ou l’hygiène, norme de solidité du bâtiment pour résister à tel niveau de secousse sismique, etc. Toutefois, tenant compte : d’une part, de l’évolution des connaissances et du développement des techniques, d’autre part de la variété et de la complexité des cas d’application, la norme se doit 1°) d’être évolutive, 2 °) d’être ouverte ; s’entend par là de définir des seuils et jamais des valeurs fixes. Or la chose n’est pas évidente : des règlements normatifs disent, par exemple, dans le domaine de l’urbanisme, qu’un quartier doit avoir une densité de x habitants à l’hectare, qu’une école élémentaire doit occuper une surface de x m2 pour y classes et pour une population de z habitants, qu’une voie principale de quartier doit avoir une largeur de chaussée de x mètres avec des trottoirs de y mètres, etc. Ces règles, (qui sont malheureusement plus des règles que des normes) ont souvent été édictées il y a vingt ans ou plus, et sont dépassées par l’évolution des techniques d’urbanisme ; mais les administrations ont toujours de la peine à faire des changements, et l’on se trouve dans des situations de décalages entre règle et application ; (ce qui permet, il faut bien le dire, au fonctionnaire parfois borné d’interdire une solution nouvelle de bonne qualité au profit d’une solution médiocre conforme à la norme réglementaire applicable). On est donc encore dans un cas flagrant de confrontation entre l’arbitraire et le réel, parce que le réel, par exemple, c’est la situation du quartier, son contexte d’environnement, sa topographie, ses structures foncières, sa population avec un certain niveau socio-économique et un certain type d’habitat, voire même la mémoire patrimoniale du site, et toutes ces conditions créent autant de cas particuliers que d’états de fait.
Si je résume cet examen critique, je constate que dans les trois cas de figures, le problème de fond est celui de la confrontation entre le discours, (intellectuel, politique ou de réglementation) et les contraintes et complexités de la réalité.
-Le discours intellectuel : Est fait d’argumentations occultes qui s’alimentent à leur propre logique.
-Le discours politique et législatif : Pêche par généralisations laissant les interprétations contradictoires s’établir.
-Le discours technique (normatif) : Pêche au contraire par une précision figée qui l’empêche de répondre aux conditions fluctuantes de la réalité.
Dans le domaine de l’urbanisme et de l’architecture, seule une dynamique gestionnaire remplaçant la sclérose administrative ou l’enclavement disciplinaire (l’isolement de l’université, par exemple) ouvre la voie à un renouveau de ces pratiques.
J.J.Deluz
Du slogan à la réalité
– les gens ne sont pas ce qu’ils disent mais ce qu’ils font -
Les chercheurs, les services administratifs, les bureaux d’études eux-mêmes, tous conscients de la faiblesse (pour ne pas dire plus) du cadre bâti de la ville actuelle, - la ville qui s’est développée depuis les années cinquante et dont Alger est évidemment un prototype – sont à la recherche de solutions salvatrices. Cette prise de conscience est relativement récente et n’est pas encore exempte d’autosatisfaction, car chacun, et surtout ceux qui ont une responsabilité dans cette situation, doit tenter d’en montrer des aspects positifs.
On a longtemps fonctionné comme si les objectifs purement quantitatifs étaient les seuls valables pour sortir du sous-développement, on a longtemps fermé les yeux sur les conséquences des urbanisations incohérentes ou aberrantes, et sur les architectures dépourvues de tout esprit d’identité.
Mais, si je crois fermement à la priorité du qualitatif sur le quantitatif, il ne faut pas l’interpréter comme une position élitiste. L’idée n’est pas de créer la ville des gratte-ciel en verre scintillant au soleil, de la colonisation urbaine par l’automobile, de la villa de luxe pour tous, de l’élimination des plus pauvres transférés dans les quartiers ou les villes secondaires par où l’on ne passe jamais. On parle de construire des villes d’excellence, mais l’excellence doit être partout et ne pas être ségrégative.
Mais ne restons pas au niveau des bonnes intentions. Il ne faut jamais oublier que « les gens ne sont pas ce qu’ils disent mais ce qu’ils font ». Il y a donc toujours lieu de confronter le discours à la réalité. Le discours se situe dans différents secteurs, de l’intellectuel, du politique et du technique. Dans chacune de ces catégories, même dans le domaine technique, le danger est le même : celui de l’auto-suffisance de l’argument, (ce qu’on appelle dans le discours politique « la langue de bois »).
Dans la majorité des textes intellectuels, (études de chercheurs ou de critiques) ce phénomène se caractérise par un degré d’abstraction régi par un langage confidentiel : le chercheur tend à établir un code (par les mots et les tournures de phrases) tel qu’il n’est compris que par les adeptes de son système ; il s’établit ainsi des sortes de clans de « spécialistes » qui se comprennent entre eux mais dont les discours ne débouchent que sur eux-mêmes : un vase clos dans lequel tout contact avec la réalité est rompu.
Je ne citerai pas d’exemples dans le domaine de l’urbanisme et de l’architecture, pour ne pas m’engager dans des polémiques personnelles, mais ce phénomène n’est pas spécifique à ces disciplines. Dans un ouvrage savant, ( « Impostures intellectuelles », d’Alan Sokal et Jean Bricmont, édition Odile Jacob, 1997) les auteurs montrent comment des célébrités de la psychanalyse ou de la philosophie manipulent le langage au détriment de la rigueur scientifique et de la simple compréhension. Je cite au hasard un extrait du psychanalyste Lacan qui a fait la mode dans son domaine : « … la structure, c’est l’asphérique recelé dans l’articulation langagière en tant qu’un effet de sujet s’en saisit. Il est clair que, quant à la signification, ce « s’en saisit » de la sous-phrase, pseudo-modale, se répercute de l’objet même que comme verbe il enveloppe dans son sujet grammatical, et qu’il y a faux effet de sens, résonance de l’imaginaire induit de la topologie, selon que l’effet de sujet fait tourbillon d’asphère ou que le subjectif de cet effet s’en « réfléchit »… etc.
Dans le domaine du discours politique, qui se prolonge dans la rédaction des textes législatifs, le problème est différent, mais les significations de chaque argument, exprimés d’ailleurs en langage clair, restent à tel point dans les généralités que leur impact sur le réel est constamment aléatoire. Suffit-il de déclarer que la croissance de la ville doit s’inscrire dans les perspectives du « développement durable » pour agir sur elle ? On peut faire dire au concept du développement durable ce qu’on veut, et il faut, non seulement en définir le contenu mais le mettre en phase avec le développement économique, technique et social de la société en devenir. Suffit-il de déclarer que le désenclavement des quartiers défavorisés passe par leur intégration socio – économique si l’on n’affronte pas ouvertement les problèmes de ségrégation et de mixité sociale, non pas dans l’abstraction du concept, mais dans la réalité urbaine, sociale et géographique de la ville ? Est-il suffisant de prévoir l’industrialisation du bâtiment si l’on ne précise pas ses objectifs, non seulement sur l’économie et le rendement, mais sur l’impact social et sur la qualité architecturale du produit ? Le domaine du discours politique et de ses prolongements dans les lois et les règlements joue avec le risque de la généralisation qui permet de déduire en aval l’objet ou son contraire.
Le troisième domaine dont je fais la critique peut surprendre, puisqu’il s’agit de celui où l’objectivité technique, voire scientifique, paraît indiscutable : c’est celui de la règle ou de la norme.
Théoriquement, la norme ressortit au principe de précaution ; elle est faite pour empêcher tout risque excessif d’erreur ou d’accident : norme de densité urbaine pour éviter toute surdensité, norme de qualité d’un produit pour garantir la santé ou l’hygiène, norme de solidité du bâtiment pour résister à tel niveau de secousse sismique, etc. Toutefois, tenant compte : d’une part, de l’évolution des connaissances et du développement des techniques, d’autre part de la variété et de la complexité des cas d’application, la norme se doit 1°) d’être évolutive, 2 °) d’être ouverte ; s’entend par là de définir des seuils et jamais des valeurs fixes. Or la chose n’est pas évidente : des règlements normatifs disent, par exemple, dans le domaine de l’urbanisme, qu’un quartier doit avoir une densité de x habitants à l’hectare, qu’une école élémentaire doit occuper une surface de x m2 pour y classes et pour une population de z habitants, qu’une voie principale de quartier doit avoir une largeur de chaussée de x mètres avec des trottoirs de y mètres, etc. Ces règles, (qui sont malheureusement plus des règles que des normes) ont souvent été édictées il y a vingt ans ou plus, et sont dépassées par l’évolution des techniques d’urbanisme ; mais les administrations ont toujours de la peine à faire des changements, et l’on se trouve dans des situations de décalages entre règle et application ; (ce qui permet, il faut bien le dire, au fonctionnaire parfois borné d’interdire une solution nouvelle de bonne qualité au profit d’une solution médiocre conforme à la norme réglementaire applicable). On est donc encore dans un cas flagrant de confrontation entre l’arbitraire et le réel, parce que le réel, par exemple, c’est la situation du quartier, son contexte d’environnement, sa topographie, ses structures foncières, sa population avec un certain niveau socio-économique et un certain type d’habitat, voire même la mémoire patrimoniale du site, et toutes ces conditions créent autant de cas particuliers que d’états de fait.
Si je résume cet examen critique, je constate que dans les trois cas de figures, le problème de fond est celui de la confrontation entre le discours, (intellectuel, politique ou de réglementation) et les contraintes et complexités de la réalité.
-Le discours intellectuel : Est fait d’argumentations occultes qui s’alimentent à leur propre logique.
-Le discours politique et législatif : Pêche par généralisations laissant les interprétations contradictoires s’établir.
-Le discours technique (normatif) : Pêche au contraire par une précision figée qui l’empêche de répondre aux conditions fluctuantes de la réalité.
Dans le domaine de l’urbanisme et de l’architecture, seule une dynamique gestionnaire remplaçant la sclérose administrative ou l’enclavement disciplinaire (l’isolement de l’université, par exemple) ouvre la voie à un renouveau de ces pratiques.
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 7
La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
Urbanisme
L’urbanisme est la discipline consacrée à la gestion et au développement des villes; mais ce domaine est à la fois tellement vaste et tellement flou qu’on reste perplexe devant la nécessité d’en dire plus : en quoi consiste cette activité, qui la pratique, quelles sont les connaissances qui qualifient ceux qui s’y spécialisent ?
Jusqu’au début du 20ème siècle, les choses étaient relativement simples ; la croissance urbaine restait encore circonscrite dans des périmètres que l’œil et le pas pouvaient appréhender, les villes étaient tracées selon des modèles établis, que ce soit l’accumulation parcellaire des cités médiévales et des médinas, ou les tracés géométriques, de plus en plus ostentatoires, des agglomérations des époques classiques, puis du monde industriel naissant.
Au début du 20ème siècle, après la première guerre mondiale, les sociétés sont ébranlées par le doute sur leurs propres valeurs, les mouvements artistiques et littéraires transgressent l’ordre établi des académies, les architectes sont stimulés à la fois par les courants révolutionnaires de l’art moderne et par la remise en question de l’ancien urbanisme par les hygiénistes. Le Corbusier et ses émules prônent les nouvelles techniques de l’acier et du béton, l’habitation dans la verdure, et une rationalité rigoureuse dans la distribution des fonctions urbaines et architecturales. A côté des projets de villes radieuses, de désurbanisme, de cités jardins, qui n’ont pas résisté pas aux réalités, la notion de « zoning » fait son apparition, et la projection de la ville, stimulée par le développement industriel, la démographie, l’immigration rurale, prend de nouvelles formes : on ne dessine plus la ville comme un objet fini, mais comme un organisme en extension. On invente un instrument réglementaire qu’on appelle le Plan directeur. Le système consiste à découper le territoire urbain, existant et futur, en zones, à l’intérieur d’un périmètre qui ne devrait pas être dépassé. Chaque zone comporte une fonction, (habitat, activités industrielles ou commerciales, équipements publics…) quantitativement chiffrée. Très rapidement, après la seconde guerre mondiale, ce modèle s’institutionnalise, et des spécialistes, généralement architectes, l’exploitent indifféremment sur toutes les agglomérations, quels que soient leurs sites, leurs vocations particulières, leurs caractères ethniques et historiques ; dans le même temps, il se crée des services administratifs de l’urbanisme, qui réglementent et contrôlent ce processus.
Soixante ans après la fin de la guerre mondiale, quarante-cinq ans après l’indépendance, la situation en Algérie n’a guère évolué. On fait toujours des Plans directeurs, toujours sur les mêmes modèles, que les bureaux d’études mettent, en naviguant dans les méandres des réglementations, plusieurs années à établir, puis, à travers d’innombrables commissions, l’approbation met encore deux ou trois ans à venir. Pendant tout ce temps, la ville continue de croître et l’application des zonings passe de dérogations en dérogations. L’instrument s’avère de toute évidence inefficace et procède de conceptions totalement dépassées.
J’ai déjà parlé de nombreuses fois des nouvelles donnes liées au concept de complexité. Le monde est devenu complexe, ou du moins a-t-on pris conscience de cette complexité qui met en relations actives des facteurs que, jusqu’à présent, on considérait comme des domaines autonomes. Dans la ville, les comportements des habitants, ressortissant à telle ou telle catégorie sociale, interfèrent avec le site d’implantation de leur quartier, avec les politiques économiques de l’état, avec les données techniques de la viabilité et des transports, etc. Sociologie, économie, techniques, se croisent avec l’art de composer la ville à l’intérieur d’un réseau de relations inextricable et mouvant. Mouvant, car aucune situation n’est statique, le changement d’une personnalité politique, la fluctuation du prix des hydrocarbures, le fait accompli d’une opération non planifiée, une catastrophe naturelle, un mouvement migratoire de population, le changement d’un tracé routier, la mise en place de nouveaux projets d’habitat ou d’infrastructures, le parachutage d’un grand équipement, sont des faits qui sont à prendre en compte à chaque instant. Or, le Plan directeur est statique. Il veut imposer des occupations de l’espace fixées cinq ou dix ans à l’avance, au mépris de la réalité. L’idée qu’une règle puisse être plus forte que la réalité a toujours conduit à l’échec, sauf dans certains contextes de dictatures où l’addition se paie après.
A l’intérieur des Plans directeurs, la réglementation prévoit un découpage en zones d’étude plus restreintes, (les plans d’occupation du sol) qui vont jusqu’à ce qu’on appelle « les plans de masse », c’est à dire l’implantation précise, immeuble par immeuble, du programme qu’on y prévoit. Les architectes qui interviennent par la suite dans ce contexte sont conduits, soit à refuser ces plans qui ne conviennent ni à leur programme ni à leur conception architecturale, soit à se prêter docilement aux injonctions du plan, contre toute logique, ce qui conduit à une fatale médiocrité. L’architecte Larbi Merhoum, dans la revue « Vies de Villes » (N° hors série février 2007) décrit une de ces situations ; (« l’espace urbain : la prière de l’absent »). De toutes façons, le plan d’occupation du sol subit les mêmes aléas de délais que le Plan directeur : longueur de leur rédaction, astreinte à des règles de contenu dont la moitié sont inutiles, et de leur approbation ; décalages avec la réalité.
Si l’administration de l’urbanisme est accrochée à ces procédures, c’est naturellement parce qu’elles garantissent leur pouvoir et qu’elles s’inscrivent dans une routine où rien n’est à remettre en question. Mais le résultat, sur le plan urbain, est catastrophique. La ville continue de se répandre dans le désordre, et ni les Plans directeurs ni les Plans d’occupation du sol n’assurent une quelconque qualité au tissu en extension. Les données de la réalité, (donc de la complexité) ne sont jamais prises en compte.
La dynamique doit remplacer la statique, la gestion doit suppléer au contrôle, la réalité doit commander au-delà des règles préétablies. Autrement dit, il faut réinventer une façon de diriger la croissance urbaine à partir de directives en phase avec la mouvance du réel, mais assurant la cohérence et la continuité des occupations de l’espace. Djaffar Lesbet propose cette excellente métaphore : « … la législation incomplète ou super-complète ne règle rien tant qu’on ne conçoit pas les projets sous forme de lignes de chemins de fer, une fois les rails posés, quel que soit l’ (ir)responsable, il doit suivre la trajectoire … »
Qu’est-ce que cela implique ? Une présence constante sur le terrain, une adaptation constante sur des bases directrices intangibles aux fluctuations du réel. L’administration étant absorbée par le contrôle des procédures et du respect des normes, ne peut jouer ce rôle. Il faut donc créer des structures actives, que, pour les « villes nouvelles », on a appelé des « établissements publics d’aménagement » (mais peu importe la terminologie), qui seront pluridisciplinaires, (en fonction de la complexité), actives, créatrices, et libres de leurs mouvements sur un territoire donné ; ce territoire pouvant être la ville nouvelle, mais aussi un quartier nouveau de l’extension urbaine, un quartier ancien à rénover, un quartier patrimonial. La métropole, (si je parle d’Alger), dont la croissance en réseau est planifiée par l’aménagement du territoire, peut devenir une constellation de ces unités de croissance gérée dans la dynamique de la réalité.
J.J.Deluz
Urbanisme
L’urbanisme est la discipline consacrée à la gestion et au développement des villes; mais ce domaine est à la fois tellement vaste et tellement flou qu’on reste perplexe devant la nécessité d’en dire plus : en quoi consiste cette activité, qui la pratique, quelles sont les connaissances qui qualifient ceux qui s’y spécialisent ?
Jusqu’au début du 20ème siècle, les choses étaient relativement simples ; la croissance urbaine restait encore circonscrite dans des périmètres que l’œil et le pas pouvaient appréhender, les villes étaient tracées selon des modèles établis, que ce soit l’accumulation parcellaire des cités médiévales et des médinas, ou les tracés géométriques, de plus en plus ostentatoires, des agglomérations des époques classiques, puis du monde industriel naissant.
Au début du 20ème siècle, après la première guerre mondiale, les sociétés sont ébranlées par le doute sur leurs propres valeurs, les mouvements artistiques et littéraires transgressent l’ordre établi des académies, les architectes sont stimulés à la fois par les courants révolutionnaires de l’art moderne et par la remise en question de l’ancien urbanisme par les hygiénistes. Le Corbusier et ses émules prônent les nouvelles techniques de l’acier et du béton, l’habitation dans la verdure, et une rationalité rigoureuse dans la distribution des fonctions urbaines et architecturales. A côté des projets de villes radieuses, de désurbanisme, de cités jardins, qui n’ont pas résisté pas aux réalités, la notion de « zoning » fait son apparition, et la projection de la ville, stimulée par le développement industriel, la démographie, l’immigration rurale, prend de nouvelles formes : on ne dessine plus la ville comme un objet fini, mais comme un organisme en extension. On invente un instrument réglementaire qu’on appelle le Plan directeur. Le système consiste à découper le territoire urbain, existant et futur, en zones, à l’intérieur d’un périmètre qui ne devrait pas être dépassé. Chaque zone comporte une fonction, (habitat, activités industrielles ou commerciales, équipements publics…) quantitativement chiffrée. Très rapidement, après la seconde guerre mondiale, ce modèle s’institutionnalise, et des spécialistes, généralement architectes, l’exploitent indifféremment sur toutes les agglomérations, quels que soient leurs sites, leurs vocations particulières, leurs caractères ethniques et historiques ; dans le même temps, il se crée des services administratifs de l’urbanisme, qui réglementent et contrôlent ce processus.
Soixante ans après la fin de la guerre mondiale, quarante-cinq ans après l’indépendance, la situation en Algérie n’a guère évolué. On fait toujours des Plans directeurs, toujours sur les mêmes modèles, que les bureaux d’études mettent, en naviguant dans les méandres des réglementations, plusieurs années à établir, puis, à travers d’innombrables commissions, l’approbation met encore deux ou trois ans à venir. Pendant tout ce temps, la ville continue de croître et l’application des zonings passe de dérogations en dérogations. L’instrument s’avère de toute évidence inefficace et procède de conceptions totalement dépassées.
J’ai déjà parlé de nombreuses fois des nouvelles donnes liées au concept de complexité. Le monde est devenu complexe, ou du moins a-t-on pris conscience de cette complexité qui met en relations actives des facteurs que, jusqu’à présent, on considérait comme des domaines autonomes. Dans la ville, les comportements des habitants, ressortissant à telle ou telle catégorie sociale, interfèrent avec le site d’implantation de leur quartier, avec les politiques économiques de l’état, avec les données techniques de la viabilité et des transports, etc. Sociologie, économie, techniques, se croisent avec l’art de composer la ville à l’intérieur d’un réseau de relations inextricable et mouvant. Mouvant, car aucune situation n’est statique, le changement d’une personnalité politique, la fluctuation du prix des hydrocarbures, le fait accompli d’une opération non planifiée, une catastrophe naturelle, un mouvement migratoire de population, le changement d’un tracé routier, la mise en place de nouveaux projets d’habitat ou d’infrastructures, le parachutage d’un grand équipement, sont des faits qui sont à prendre en compte à chaque instant. Or, le Plan directeur est statique. Il veut imposer des occupations de l’espace fixées cinq ou dix ans à l’avance, au mépris de la réalité. L’idée qu’une règle puisse être plus forte que la réalité a toujours conduit à l’échec, sauf dans certains contextes de dictatures où l’addition se paie après.
A l’intérieur des Plans directeurs, la réglementation prévoit un découpage en zones d’étude plus restreintes, (les plans d’occupation du sol) qui vont jusqu’à ce qu’on appelle « les plans de masse », c’est à dire l’implantation précise, immeuble par immeuble, du programme qu’on y prévoit. Les architectes qui interviennent par la suite dans ce contexte sont conduits, soit à refuser ces plans qui ne conviennent ni à leur programme ni à leur conception architecturale, soit à se prêter docilement aux injonctions du plan, contre toute logique, ce qui conduit à une fatale médiocrité. L’architecte Larbi Merhoum, dans la revue « Vies de Villes » (N° hors série février 2007) décrit une de ces situations ; (« l’espace urbain : la prière de l’absent »). De toutes façons, le plan d’occupation du sol subit les mêmes aléas de délais que le Plan directeur : longueur de leur rédaction, astreinte à des règles de contenu dont la moitié sont inutiles, et de leur approbation ; décalages avec la réalité.
Si l’administration de l’urbanisme est accrochée à ces procédures, c’est naturellement parce qu’elles garantissent leur pouvoir et qu’elles s’inscrivent dans une routine où rien n’est à remettre en question. Mais le résultat, sur le plan urbain, est catastrophique. La ville continue de se répandre dans le désordre, et ni les Plans directeurs ni les Plans d’occupation du sol n’assurent une quelconque qualité au tissu en extension. Les données de la réalité, (donc de la complexité) ne sont jamais prises en compte.
La dynamique doit remplacer la statique, la gestion doit suppléer au contrôle, la réalité doit commander au-delà des règles préétablies. Autrement dit, il faut réinventer une façon de diriger la croissance urbaine à partir de directives en phase avec la mouvance du réel, mais assurant la cohérence et la continuité des occupations de l’espace. Djaffar Lesbet propose cette excellente métaphore : « … la législation incomplète ou super-complète ne règle rien tant qu’on ne conçoit pas les projets sous forme de lignes de chemins de fer, une fois les rails posés, quel que soit l’ (ir)responsable, il doit suivre la trajectoire … »
Qu’est-ce que cela implique ? Une présence constante sur le terrain, une adaptation constante sur des bases directrices intangibles aux fluctuations du réel. L’administration étant absorbée par le contrôle des procédures et du respect des normes, ne peut jouer ce rôle. Il faut donc créer des structures actives, que, pour les « villes nouvelles », on a appelé des « établissements publics d’aménagement » (mais peu importe la terminologie), qui seront pluridisciplinaires, (en fonction de la complexité), actives, créatrices, et libres de leurs mouvements sur un territoire donné ; ce territoire pouvant être la ville nouvelle, mais aussi un quartier nouveau de l’extension urbaine, un quartier ancien à rénover, un quartier patrimonial. La métropole, (si je parle d’Alger), dont la croissance en réseau est planifiée par l’aménagement du territoire, peut devenir une constellation de ces unités de croissance gérée dans la dynamique de la réalité.
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Un architecte, c’est quoi ?
Bien qu’il y ait des écoles d’architecture et qu’on y forme des architectes, qui serait capable de définir avec exactitude en quoi consiste ce métier et quelle définition on pourrait en donner ? La question peut étonner ; pourtant, sous cette appellation, on s’aperçoit vite que rien n’est plus approximatif.
Au départ, il est entendu que l’architecte est le maître de l’œuvre, l’œuvre pouvant être un bâtiment et le maître étant celui qui dirige tout le processus qui mène des premières intentions de construire à l’achèvement du bâtiment.
Dans l’histoire précédant l’ère moderne, l’appellation d’architecte n’existait pas. Il était bel et bien le maître de l’œuvre, il était le bâtisseur, selon le terme qu’affectionnait Le Corbusier. Il maîtrisait toutes les techniques, telle que la géométrie de la taille de pierre (j’ai eu pendant mes études un professeur de stéréotomie, je suppose que cela n’existe plus guère) et collaborait avec les sculpteurs ; il travaillait à la fois sur le parchemin et sur le chantier. Souvent, le projet prenait sa forme définitive sur le chantier même, où il dirigeait les équipes ; il négociait avec les commanditaires et son autorité était respectée.
Je conseille la lecture du très beau livre de Fernand Pouillon, Les Pierres sauvages, qui décrit la construction d’un cloître cistercien pour lequel Pouillon prit modèle sur le Thoronet. Mais, plus on avançait vers le XXe et le XXIe siècles, plus le monde se complexifiait ; et cette complexité, traduite à tous les niveaux de la vie politique, sociale et individuelle de l’art et de la science, allait changer toutes les façons d’appréhender les rapports entre les hommes et leur contexte. Dans les sciences, par exemple, jusqu’au milieu du XXe siècle, on traitait les problèmes comme si chacun ressortissait à un domaine étanche (système fermé) sans se préoccuper de ses rapports avec les autres domaines. Or les moyens d’investigation, l’informatique en particulier, les impasses auxquelles se heurtaient les résultats des recherches cantonnées dans leurs spécialités conduisaient à admettre que toutes les frontières érigées auparavant devaient sauter. Le monde complexe faisait son apparition ; les domaines se confrontaient, les zones géographiques et les sociétés se confrontaient, les religions et les philosophies se confrontaient et des relations s’établissaient entre des données considérées comme incompatibles. On entrait dans le domaine des systèmes ouverts (sur le thème de la complexité, je renvoie aux écrits d’Edgar Morin).
L’architecture, plus que toute autre discipline technique, allait en subir le contrecoup. Mais l’architecture est-elle une discipline technique ? On voit dès le départ de la réflexion qu’aucune généralisation ne va être possible ; l’architecture est-elle une discipline technique, une pratique, un art, un domaine de recherche scientifique ? Va-t-elle, dans le cadre de la complexification, devoir se démultiplier en spécialités ? Comment interfère ce qu’on appelle l’urbanisme, qui est lui-même une spécialité ou ne l’est pas ? Aucune définition ne va convenir à tous les cas, d’autant que l’exercice de l’architecture se disperse aujourd’hui dans des activités spécifiques comme la pratique classique du bureau libéral d’architecte, la pratique dans des structures privées ou étatisées de type “grand bureau d’études” où sont intégrés tous les spécialistes de l’ingéniorat et où lui-même, l’architecte, peut avoir une fonction spécifique dans un domaine fonctionnel (les équipements sportifs, les écoles, les usines, etc.), l’emploi administratif de gestion et de contrôle des projets, l’urbanisme sous diverses formes d’intervention, l’enseignement, la recherche.
Dès lors s’ouvrent deux voies : la première est celle de la spécialisation, celle d’une orientation dès l’enseignement pour que l’architecte reçoive un diplôme indiquant dans quel domaine il est formé et soit inséré, professionnellement, là où il est prévu qu’il doit aller : formé à la gestion et au contrôle, il sera placé dans une administration, etc. Il y aura alors autant de définitions de l’architecte que de domaines spécialisés inventoriés. Dans une économie libérale, c’est impensable. Dans une économie dirigiste, c’est possible, mais au prix d’une rigueur de système qui pourrait bien entraîner le rejet des intéressés. En Algérie, je ne peux pas l’imaginer. Chacun évolue dans ses choix, dans ses orientations, au fur et à mesure de ses expériences, et sa dynamique, son efficacité, dépendent de son intéressement.
La deuxième option est celle d’une formation généraliste ouvrant la voie à toutes les pratiques : dans ce cas, une définition unique serait possible qui se réduirait à indiquer les qualités et les savoirs communs à tous. C’est bien entendu dans ce sens que je vois la seule façon possible de préciser aujourd’hui ce qu’on entend par architecte.
A - Insertion dans la complexité
Tout en étant une discipline avec ses propres règles, l’architecture est lieu de convergence d’une quantité de domaines propres : sociologie, économie, géographie, sitologie et paysagisme, histoire de l’art et du patrimoine, techniques du sol, de la construction et de la résistance des matériaux, des fluides, des équipements du bâtiment, sont autant de savoirs qui interfèrent dans l’acte de bâtir. Mais le point important est que l’architecte ne doit pas être un spécialiste de l’un ou l’autre de ces domaines, mais maîtriser les relations entre eux et avec lui : chose que n’ont pas encore compris les planificateurs de l’enseignement qui continuent de parcelliser ces matières au lieu de programmer leurs relations réciproques.
B - L’urbanisme
Etant pluridisciplinaire par définition, l’urbaniste peut être géographe, économiste, sociologue autant qu’architecte. Toutefois, il y a le moment où l’on construit, (où l’architecte formalise le projet), donc où l’on s’insère dans cette discipline ; l’architecte ne peut pas réaliser, (ou contrôler, ou étudier) quelque bâtiment que ce soit s’il n’a pas la connaissance, ou tout au moins la conscience, du phénomène (plus complexe encore que son domaine propre) de l’urbanisme.
C - Technicien ou artiste ?
Qu’on le veuille ou pas, l’architecture est un art. Ce point mérite une étude à lui seul. Autant, dans le domaine technique, l’architecte peut s’entourer d’ingénieurs qui le complètent, autant, face au problème artistique, il est seul : sa sensibilité détermine l’expression de son ouvrage (ou le jugement qu’il porte sur les ouvrages qu’on présente à son contrôle), mais la sensibilité n’est pas une clé en soi ; il y a tout un domaine de connaissances, négligé par les écoles, qui concerne les règles permanentes de cet art : la proportion et les rapports harmoniques, les notions de volumes et d’espaces, les relations de symétrie et d’asymétrie, d’équilibre et d’inflexion, etc. Ce savoir spécifique permet à l’architecte de créer son œuvre en dehors de copies de modèles (en dehors des phénomènes de modes et de clichés) dans la logique de convergence des données de son programme (Voir ci-dessus le point A).
D - La responsabilité vis à vis des autres
L’architecte qui bâtit a ce qu’on appelle un “client” (Etat, privé) qui programme et finance l’opération. Ce client a ses propres idées, qui se réfèrent en général, soit à des normes arbitraires, soit à des modèles qui s’imposent dans son environnement, parfois dans ce qu’il a vu ailleurs, parfois à ce qu’il voit dans les journaux ou les livres ; il arrive que son niveau culturel soit relativement limité et qu’il veuille imposer sa volonté. Une des responsabilités de l’architecte, en dehors de ses devoirs élémentaires, (répondre au programme, bien construire, économiser, coordonner les actions) est d’être honnête vis à vis de lui-même. Sa démarche rentre dans la logique des points A, B, C ; à lui de juger, selon sa conscience, du degré de compromis qu’il peut accepter avec le client ; c’est sur ce point qu’on peut juger de sa valeur morale.
J.J.Deluz
Un architecte, c’est quoi ?
Bien qu’il y ait des écoles d’architecture et qu’on y forme des architectes, qui serait capable de définir avec exactitude en quoi consiste ce métier et quelle définition on pourrait en donner ? La question peut étonner ; pourtant, sous cette appellation, on s’aperçoit vite que rien n’est plus approximatif.
Au départ, il est entendu que l’architecte est le maître de l’œuvre, l’œuvre pouvant être un bâtiment et le maître étant celui qui dirige tout le processus qui mène des premières intentions de construire à l’achèvement du bâtiment.
Dans l’histoire précédant l’ère moderne, l’appellation d’architecte n’existait pas. Il était bel et bien le maître de l’œuvre, il était le bâtisseur, selon le terme qu’affectionnait Le Corbusier. Il maîtrisait toutes les techniques, telle que la géométrie de la taille de pierre (j’ai eu pendant mes études un professeur de stéréotomie, je suppose que cela n’existe plus guère) et collaborait avec les sculpteurs ; il travaillait à la fois sur le parchemin et sur le chantier. Souvent, le projet prenait sa forme définitive sur le chantier même, où il dirigeait les équipes ; il négociait avec les commanditaires et son autorité était respectée.
Je conseille la lecture du très beau livre de Fernand Pouillon, Les Pierres sauvages, qui décrit la construction d’un cloître cistercien pour lequel Pouillon prit modèle sur le Thoronet. Mais, plus on avançait vers le XXe et le XXIe siècles, plus le monde se complexifiait ; et cette complexité, traduite à tous les niveaux de la vie politique, sociale et individuelle de l’art et de la science, allait changer toutes les façons d’appréhender les rapports entre les hommes et leur contexte. Dans les sciences, par exemple, jusqu’au milieu du XXe siècle, on traitait les problèmes comme si chacun ressortissait à un domaine étanche (système fermé) sans se préoccuper de ses rapports avec les autres domaines. Or les moyens d’investigation, l’informatique en particulier, les impasses auxquelles se heurtaient les résultats des recherches cantonnées dans leurs spécialités conduisaient à admettre que toutes les frontières érigées auparavant devaient sauter. Le monde complexe faisait son apparition ; les domaines se confrontaient, les zones géographiques et les sociétés se confrontaient, les religions et les philosophies se confrontaient et des relations s’établissaient entre des données considérées comme incompatibles. On entrait dans le domaine des systèmes ouverts (sur le thème de la complexité, je renvoie aux écrits d’Edgar Morin).
L’architecture, plus que toute autre discipline technique, allait en subir le contrecoup. Mais l’architecture est-elle une discipline technique ? On voit dès le départ de la réflexion qu’aucune généralisation ne va être possible ; l’architecture est-elle une discipline technique, une pratique, un art, un domaine de recherche scientifique ? Va-t-elle, dans le cadre de la complexification, devoir se démultiplier en spécialités ? Comment interfère ce qu’on appelle l’urbanisme, qui est lui-même une spécialité ou ne l’est pas ? Aucune définition ne va convenir à tous les cas, d’autant que l’exercice de l’architecture se disperse aujourd’hui dans des activités spécifiques comme la pratique classique du bureau libéral d’architecte, la pratique dans des structures privées ou étatisées de type “grand bureau d’études” où sont intégrés tous les spécialistes de l’ingéniorat et où lui-même, l’architecte, peut avoir une fonction spécifique dans un domaine fonctionnel (les équipements sportifs, les écoles, les usines, etc.), l’emploi administratif de gestion et de contrôle des projets, l’urbanisme sous diverses formes d’intervention, l’enseignement, la recherche.
Dès lors s’ouvrent deux voies : la première est celle de la spécialisation, celle d’une orientation dès l’enseignement pour que l’architecte reçoive un diplôme indiquant dans quel domaine il est formé et soit inséré, professionnellement, là où il est prévu qu’il doit aller : formé à la gestion et au contrôle, il sera placé dans une administration, etc. Il y aura alors autant de définitions de l’architecte que de domaines spécialisés inventoriés. Dans une économie libérale, c’est impensable. Dans une économie dirigiste, c’est possible, mais au prix d’une rigueur de système qui pourrait bien entraîner le rejet des intéressés. En Algérie, je ne peux pas l’imaginer. Chacun évolue dans ses choix, dans ses orientations, au fur et à mesure de ses expériences, et sa dynamique, son efficacité, dépendent de son intéressement.
La deuxième option est celle d’une formation généraliste ouvrant la voie à toutes les pratiques : dans ce cas, une définition unique serait possible qui se réduirait à indiquer les qualités et les savoirs communs à tous. C’est bien entendu dans ce sens que je vois la seule façon possible de préciser aujourd’hui ce qu’on entend par architecte.
A - Insertion dans la complexité
Tout en étant une discipline avec ses propres règles, l’architecture est lieu de convergence d’une quantité de domaines propres : sociologie, économie, géographie, sitologie et paysagisme, histoire de l’art et du patrimoine, techniques du sol, de la construction et de la résistance des matériaux, des fluides, des équipements du bâtiment, sont autant de savoirs qui interfèrent dans l’acte de bâtir. Mais le point important est que l’architecte ne doit pas être un spécialiste de l’un ou l’autre de ces domaines, mais maîtriser les relations entre eux et avec lui : chose que n’ont pas encore compris les planificateurs de l’enseignement qui continuent de parcelliser ces matières au lieu de programmer leurs relations réciproques.
B - L’urbanisme
Etant pluridisciplinaire par définition, l’urbaniste peut être géographe, économiste, sociologue autant qu’architecte. Toutefois, il y a le moment où l’on construit, (où l’architecte formalise le projet), donc où l’on s’insère dans cette discipline ; l’architecte ne peut pas réaliser, (ou contrôler, ou étudier) quelque bâtiment que ce soit s’il n’a pas la connaissance, ou tout au moins la conscience, du phénomène (plus complexe encore que son domaine propre) de l’urbanisme.
C - Technicien ou artiste ?
Qu’on le veuille ou pas, l’architecture est un art. Ce point mérite une étude à lui seul. Autant, dans le domaine technique, l’architecte peut s’entourer d’ingénieurs qui le complètent, autant, face au problème artistique, il est seul : sa sensibilité détermine l’expression de son ouvrage (ou le jugement qu’il porte sur les ouvrages qu’on présente à son contrôle), mais la sensibilité n’est pas une clé en soi ; il y a tout un domaine de connaissances, négligé par les écoles, qui concerne les règles permanentes de cet art : la proportion et les rapports harmoniques, les notions de volumes et d’espaces, les relations de symétrie et d’asymétrie, d’équilibre et d’inflexion, etc. Ce savoir spécifique permet à l’architecte de créer son œuvre en dehors de copies de modèles (en dehors des phénomènes de modes et de clichés) dans la logique de convergence des données de son programme (Voir ci-dessus le point A).
D - La responsabilité vis à vis des autres
L’architecte qui bâtit a ce qu’on appelle un “client” (Etat, privé) qui programme et finance l’opération. Ce client a ses propres idées, qui se réfèrent en général, soit à des normes arbitraires, soit à des modèles qui s’imposent dans son environnement, parfois dans ce qu’il a vu ailleurs, parfois à ce qu’il voit dans les journaux ou les livres ; il arrive que son niveau culturel soit relativement limité et qu’il veuille imposer sa volonté. Une des responsabilités de l’architecte, en dehors de ses devoirs élémentaires, (répondre au programme, bien construire, économiser, coordonner les actions) est d’être honnête vis à vis de lui-même. Sa démarche rentre dans la logique des points A, B, C ; à lui de juger, selon sa conscience, du degré de compromis qu’il peut accepter avec le client ; c’est sur ce point qu’on peut juger de sa valeur morale.
J.J.Deluz
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Date d'inscription : 08/06/2006
La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 9
La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
A propos de la casbah et de la marine
Dès 1830, l’armée française saccage le quartier bas de la Casbah ; le quartier de la Marine, qui occupe le terre-plein entre le pied de talus de la médina et le port, est progressivement rasé, puis reconstruit dans des conditions déplorables pour y loger une majorité de populations ouvrières, particulièrement italiennes. Devenu quartier insalubre, et après l’écroulement d’immeubles, la zone est à nouveau rasée. Il s’ensuit, à la fin des années 20, une spéculation intensive sur l’utilisation de ce territoire exceptionnel : quartier d’affaires, centre commercial et habitat semblent être les vocations préférentielles envisagées.
On oublie que la Marine était, avant 1830, le cœur de la Casbah : non pas géographiquement, mais par ses fonctions de souks, de sièges du pouvoir, et de toutes sortes de services et d’activités collectives. En amont, la ville est une médina classique, découpée en zaouïas, et protégée des incursions étrangères. Inutile de dire que l’amputation du cœur rend le corps infirme, et, malgré la reconstitution aléatoire des souks dans la basse Casbah, (Chartes, Randon), la haute Casbah, résidu de la Casbah, reste un agglomérat de maisons d’habitation privé de centre vital, qui se désagrège progressivement.
De nombreux projets tentent de valoriser le quartier de la Marine à partir des années 30 : projet de Socart, prolongeant la trame coloniale sur tout le terre-plein, projet de Rotival proposant des gratte-ciel sur l’éperon rocheux, projet de Le Corbusier, cherchant un compromis entre centre d’affaires, (une tour monumentale sur l’Amirauté) et des espaces de jardins faisant transition avec la Casbah, projet de Hanning, reprenant le building de Le Corbusier mais faisant jonction avec la Casbah par un centre vital de commerces et d’activités. Seul le projet Socart aboutit partiellement avec la réalisation de l’avenue du premier novembre.
L’avenue, bordée de part et d’autre de gros immeubles, traverse le quartier du sud au nord, (de la place des Martyrs à Bab el Oued), donc perpendiculairement à la ligne de pente de la Casbah, ligne directrice de la relation Casbah – port de l’Amirauté. Elle constitue ainsi un barrage féroce, une coupure irrémédiable, semble-t-il, entre la Casbah et sa matrice d’origine, la mer et le port. On peut remarquer au passage que, sur le plan de la silhouette urbaine, (Alger vue de la mer), ces immeubles forment une verrue en rupture de continuité enlaidissant le profil harmonieux descendant de la citadelle à la jetée de l’Amirauté.
Tel est l’héritage de l’Algérie indépendante : la ville ancestrale, celle qui, d’une certaine façon, représentait le cœur (ou la tête) du territoire algérien reste amputée, malade, non seulement de son vieillissement incontrôlé et de sa surpopulation, mais de sa fracture.
On peut donc s’étonner, plus de quarante ans après la prise d’autonomie du pays, de se trouver dans une situation, non seulement héritée, mais aggravée : en plus de l’avenue du premier novembre, d’apparence immuable, un affreux parking à étages, un innommable bâtiment de conservatoire, une place des Martyrs informe, font de ce lieu de mémoire un tragique no man’s land.
Comment expliquer cette absence de respect du cœur de la Casbah, cœur elle-même d’Alger, cœur du pays ? Comment expliquer cette désaffection, voire ce mépris, de ce qui est non seulement patrimoine, mais site potentiel d’un renouveau ? (Cela dit sans ignorer tous les efforts individuels, discours et actions de quelques passionnés, de Ravéreau à Lesbet ou à Fouzia Asloum.)
Mais le problème est là : on parle, en vain, depuis quarante ans, de redonner sa dignité à la Casbah ; on la classe au patrimoine mondial de l’humanité, on lance périodiquement quelques rénovations d’îlots ou de maisons ; mais, jusqu’à présent, personne n’a eu le courage ou la possibilité d’envisager le problème dans sa globalité : celui de l’entité Casbah – Marine et de son rôle déterminant dans l’organisation d’Alger et de ses valeurs culturelles et mémorielles.
Tant qu’on essaiera de « rénover » la Casbah à coups de petites mesures, on poursuivra cette fuite en avant. Je suis d’accord avec Djaffar Lesbet pour l’incitation aux initiatives privées (la haute Casbah est un agglomérat complexe de petites propriétés privées, plus ou moins abandonnées par leurs propriétaires) mais il faut aller plus loin. Je crois, (utopie économique ? mais l’Algérie est riche et l’opération peut être lucrative ; utopie culturelle ? mais on peut y croire) qu’il n’y a qu’une opération puissante et audacieuse qui résoudra le problème : démolir l’avenue du premier novembre, (partiellement ou totalement, pourquoi pas ?) recréer les axes de liaison Casbah – Amirauté, et reprendre toute la structuration d’un ensemble profondément patrimonial : haute Casbah, basse Casbah, Marine et port de l’Amirauté sont un tout qui devrait redevenir homogène et symbolique sur l’axe Citadelle – Amirauté croisé à l’axe ville coloniale sud (Ben M’Hidi – Didouche) – Bab el Oued.
Si, actuellement, les visées gouvernementales vont vers l’internationalisation de la capitale, les opérations de prestige, l’assujettissement aux modèles des pays arabes les plus riches, on ne devrait pas oublier que la ville a un cœur, profondément et réellement national, écrit dans l’histoire, qui est la Casbah d’Alger.
J.J.Deluz
A propos de la casbah et de la marine
Dès 1830, l’armée française saccage le quartier bas de la Casbah ; le quartier de la Marine, qui occupe le terre-plein entre le pied de talus de la médina et le port, est progressivement rasé, puis reconstruit dans des conditions déplorables pour y loger une majorité de populations ouvrières, particulièrement italiennes. Devenu quartier insalubre, et après l’écroulement d’immeubles, la zone est à nouveau rasée. Il s’ensuit, à la fin des années 20, une spéculation intensive sur l’utilisation de ce territoire exceptionnel : quartier d’affaires, centre commercial et habitat semblent être les vocations préférentielles envisagées.
On oublie que la Marine était, avant 1830, le cœur de la Casbah : non pas géographiquement, mais par ses fonctions de souks, de sièges du pouvoir, et de toutes sortes de services et d’activités collectives. En amont, la ville est une médina classique, découpée en zaouïas, et protégée des incursions étrangères. Inutile de dire que l’amputation du cœur rend le corps infirme, et, malgré la reconstitution aléatoire des souks dans la basse Casbah, (Chartes, Randon), la haute Casbah, résidu de la Casbah, reste un agglomérat de maisons d’habitation privé de centre vital, qui se désagrège progressivement.
De nombreux projets tentent de valoriser le quartier de la Marine à partir des années 30 : projet de Socart, prolongeant la trame coloniale sur tout le terre-plein, projet de Rotival proposant des gratte-ciel sur l’éperon rocheux, projet de Le Corbusier, cherchant un compromis entre centre d’affaires, (une tour monumentale sur l’Amirauté) et des espaces de jardins faisant transition avec la Casbah, projet de Hanning, reprenant le building de Le Corbusier mais faisant jonction avec la Casbah par un centre vital de commerces et d’activités. Seul le projet Socart aboutit partiellement avec la réalisation de l’avenue du premier novembre.
L’avenue, bordée de part et d’autre de gros immeubles, traverse le quartier du sud au nord, (de la place des Martyrs à Bab el Oued), donc perpendiculairement à la ligne de pente de la Casbah, ligne directrice de la relation Casbah – port de l’Amirauté. Elle constitue ainsi un barrage féroce, une coupure irrémédiable, semble-t-il, entre la Casbah et sa matrice d’origine, la mer et le port. On peut remarquer au passage que, sur le plan de la silhouette urbaine, (Alger vue de la mer), ces immeubles forment une verrue en rupture de continuité enlaidissant le profil harmonieux descendant de la citadelle à la jetée de l’Amirauté.
Tel est l’héritage de l’Algérie indépendante : la ville ancestrale, celle qui, d’une certaine façon, représentait le cœur (ou la tête) du territoire algérien reste amputée, malade, non seulement de son vieillissement incontrôlé et de sa surpopulation, mais de sa fracture.
On peut donc s’étonner, plus de quarante ans après la prise d’autonomie du pays, de se trouver dans une situation, non seulement héritée, mais aggravée : en plus de l’avenue du premier novembre, d’apparence immuable, un affreux parking à étages, un innommable bâtiment de conservatoire, une place des Martyrs informe, font de ce lieu de mémoire un tragique no man’s land.
Comment expliquer cette absence de respect du cœur de la Casbah, cœur elle-même d’Alger, cœur du pays ? Comment expliquer cette désaffection, voire ce mépris, de ce qui est non seulement patrimoine, mais site potentiel d’un renouveau ? (Cela dit sans ignorer tous les efforts individuels, discours et actions de quelques passionnés, de Ravéreau à Lesbet ou à Fouzia Asloum.)
Mais le problème est là : on parle, en vain, depuis quarante ans, de redonner sa dignité à la Casbah ; on la classe au patrimoine mondial de l’humanité, on lance périodiquement quelques rénovations d’îlots ou de maisons ; mais, jusqu’à présent, personne n’a eu le courage ou la possibilité d’envisager le problème dans sa globalité : celui de l’entité Casbah – Marine et de son rôle déterminant dans l’organisation d’Alger et de ses valeurs culturelles et mémorielles.
Tant qu’on essaiera de « rénover » la Casbah à coups de petites mesures, on poursuivra cette fuite en avant. Je suis d’accord avec Djaffar Lesbet pour l’incitation aux initiatives privées (la haute Casbah est un agglomérat complexe de petites propriétés privées, plus ou moins abandonnées par leurs propriétaires) mais il faut aller plus loin. Je crois, (utopie économique ? mais l’Algérie est riche et l’opération peut être lucrative ; utopie culturelle ? mais on peut y croire) qu’il n’y a qu’une opération puissante et audacieuse qui résoudra le problème : démolir l’avenue du premier novembre, (partiellement ou totalement, pourquoi pas ?) recréer les axes de liaison Casbah – Amirauté, et reprendre toute la structuration d’un ensemble profondément patrimonial : haute Casbah, basse Casbah, Marine et port de l’Amirauté sont un tout qui devrait redevenir homogène et symbolique sur l’axe Citadelle – Amirauté croisé à l’axe ville coloniale sud (Ben M’Hidi – Didouche) – Bab el Oued.
Si, actuellement, les visées gouvernementales vont vers l’internationalisation de la capitale, les opérations de prestige, l’assujettissement aux modèles des pays arabes les plus riches, on ne devrait pas oublier que la ville a un cœur, profondément et réellement national, écrit dans l’histoire, qui est la Casbah d’Alger.
J.J.Deluz
aoudjhane- Epautiste hyper actif(ve)
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Date d'inscription : 08/06/2006
La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 10
La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
A propos de l’espace urbain
De quoi est faite la ville ? La réponse la plus courante sera que c’est un ensemble plus ou moins compact de maisons et de monuments, dont les habitants vivent du travail tertiaire ou secondaire, mais cette réponse est incomplète : ce qu’il y a entre les maisons, autour des maisons et des monuments est au moins aussi important que les bâtiments eux-mêmes. Ce sont les espaces de la ville, les espaces urbains. Les espaces ne peuvent être dissociés du bâti, quelle que soit la ville, son lieu, son site, ses époques de création et de croissance, ses caractéristiques particulières, qu’elle soit ancienne, qu’elle soit aujourd’hui un centre urbain ou que l’on parle de ses banlieues et de ses périphéries. Même dans les grands ensembles, dont on a dit à juste titre que l’espace urbain n’y avait aucune qualification, cet espace existe factuellement bel et bien.
L’un des faiblesses de l’architecture moderne et contemporaine est sans doute d’avoir sous-estimé son rôle architectural. Il s’agit aujourd’hui, si l’on veut réellement renouer avec la ville comme entité de vie collective et comme lieu d’appartenance d’une population, de réhabiliter l’espace. Une architecture ne devrait pas être concevable sans qu’elle intègre la complémentarité du bâti, (les volumes construits, les maisons, les monuments) et de l’espace qu’il définit, (la rue, la place, le jardin…). Mais on ne saurait dire, a priori, lequel est déterminant, lequel est déterminé, parce qu’en réalité c’est l’un et l’autre. Devant quatre corps de bâtiments entourant une cour carrée, qui peut affirmer que le bâti a engendré l’espace intérieur ou que celui-ci a déterminé l’implantation de ses constructions périphériques ? (Bien entendu, cet exemple est schématique, puisque l’espace est aussi celui qui entoure cet ensemble, dans le cadre d’une continuité qui est l’essence même de la ville). En oubliant cette vérité essentielle, en parachutant des bâtisses, des volumes simples ou compliqués sur un terrain quelconque, comme on pose un objet quelque part, le bâtisseur faillit à sa tâche. Il ne traite le problème que pour moitié. Cela explique le malaise engendré par la plupart des monuments spectaculaires produits par les architectes actuels, beaux ou pas beaux selon les goûts, mais anachroniques dans leur isolement.
La rue et la place, des éléments dominants du lexique architectural et urbain
La rue, de la petite impasse étroite d’une médina à l’artère commerçante d’une ville occidentale, a de tous temps été le lieu des déplacements et des contacts. Jusqu’à une époque récente, on pouvait considérer qu’elle satisfaisait aux besoins communautaires ; de la porte de chacun à la rencontre avec les autres, elle structurait le quartier comme le réseau sanguin dans le corps humain. Les architectes modernes se sont demandés si, par contre, elle ne posait pas des problèmes de confort, comme le vis à vis d’une façade à l’autre, et, plus récemment, la concentration des gaz polluants de l’automobile. Dans la médina, cet aspect négatif est résolu par définition, puisque la maison est introvertie vers son patio, et que la ruelle est réservée aux piétons et aux ânes ; mais, du moins dans sa copie conforme, il est peu probable qu’on puisse la reproduire pour le nouvel habitat urbain.
Si la rue s’élargit, devient une avenue ou un boulevard (si prisé aujourd’hui en Algérie), la circulation est facilitée, les vis-à-vis s’éloignent, mais par contre le caractère de rencontre, de convivialité, change de nature ; la traversée devient problématique comme entre les deux rives d’un fleuve ; la volonté de prestige l’emporte sur la fonction de relations.
Si donc la rue constitue l’élément clé de la morphologie urbaine, on peut se demander si elle reste aujourd’hui valide ; or, en tant qu’espace urbain de relations, on voit mal comment on pourrait la remplacer. Les architectes du mouvement moderne s’y sont cassés les dents. Je reviendrai, en conclusion, sur cette problématique.
Si la rue représente la dynamique des relations, la place est l’élément statique de convergence. C’est souvent le cœur de la ville ou des quartiers. Elle est à la fois le théâtre et le foyer de la communauté qui l’environne. Dans le monde entier, à toutes les époques, la place symbolise le lieu : c’est Saint-Marc à Venise, la place des Vosges à Paris, celle de la grande mosquée à Kairouan, le forum antique.
L’espace de la place n’est pas forcément circonscrit sur tout son pourtour par le bâti, même si les exemples les plus célèbres le sont, elle peut être ouverte, comme à Béjaïa, ou fermée, comme la plaza Mayor de Madrid, elle peut être balisée par des volumes ponctuels comme le forum, elle peut être plate ou concave comme à Sienne, elle peut être dédiée à un monument (Kairouan) ou à une série de monuments hiérarchisés (Saint-Marc) ou au contraire ceinturée par une trame homogène de façades (Ghardaïa).
De la place, on passe à la placette dont le rôle est plus intime. Après la rue, on a vu l’avenue et le boulevard, mais, d’un autre côté, il y a les chemins, les allées, les esplanades, où le piéton et la végétation sont privilégiés.
Le pacte entre l’urbain et la nature a toujours existé. Dans la mesure où les villes étaient de relativement petite taille, l’espace naturel était constitué par l’environnement ; les jardins, les cultures, les forêts, entouraient la cité, limitée par ses remparts. Autour de la Casbah ottomane, le fahs était, selon les voyageurs de l’époque, un paradis de verdure, de fleurs et de parfums, dans lequel des palais, des mille et une nuits, étaient disséminés. Autour des ksours sahariens, les palmeraies étaient les lieux de séjour des saisons chaudes, et les poètes y chantaient le murmure des eaux et le chant des oiseaux. Mais, aujourd’hui, la croissance urbaine a changé la donne : les remparts démolis, la démographie, les migrations rurales, les nouvelles techniques militaires, ont provoqué l’épanchement de la ville sur sa périphérie. De petite en grande banlieue, la ville est devenue cette entité monstrueuse où les distances sont telles que, du centre aux limites, ou du quartier limitrophe au centre, le contact est perdu ; du coup, la relation à l’environnement naturel ou rural s’est désagrégée. S’est alors posé – ou doit inévitablement se poser – ce rapport à l’environnement végétal dont l’être humain ne pourra jamais se passer. Dans la ville ancienne, les jardins privés ou publics étaient généralement liés à des maisons de maîtres, des palais ou des monuments. Avec la croissance des villes, est apparu le concept de jardin public. Dans la périphérie contemporaine, la nature fait plutôt figure résiduelle, (les espaces non aménagés, les espaces ruraux sur le déclin ou à l’abandon, enclavés dans des morceaux disparates du nouveau tissu d’habitat), et les architectes ont tendance, sur leurs plans, à baptiser "espaces verts" les terrains qui n’ont pas d’usage défini, mais qu’aucun financement propre ne permettra de réaliser.
Dans cette énumération des types d’espaces qui font la ville, on pourrait encore ajouter toutes sortes d’éléments spatiaux plus ou moins signifiants, tels que des entrées de quartiers, des lieux de transition ou de relations spécifiques, (portiques, espaces balisés, rampes ou escaliers, etc.), des talus, des plates-bandes – bref, tout ce qui va faire la continuité urbaine.
Nous avons dit plus haut que cette continuité est l’essence même de la ville. La plupart des gens connaissent la rue par sa configuration, ses trottoirs, ses vitrines, peu lèvent le regard sur les immeubles qui la bordent, même s’ils les identifient inconsciemment. C’est par le sol, par la marche, par le regard à hauteur d’homme, qu’on l’apprécie ; la ville n’est pas un décor immobile : c’est un déroulement séquentiel d’espaces.
Quelle que soit l’évolution de la société au XXIe siècle, on voit mal comment la ville pourrait disparaître, ou subir des mutations qui en remettent en question les caractéristiques fondamentales. L’accroissement démographique mondial inéluctable, la socialisation des collectivités, le développement et la concentration des affaires, sont liés au fait urbain par la force des choses. Le rêve de Mac Luhan, qui pensait que la nouvelle donne de la communication pouvait entraîner la muséification des villes actuelles fait figure aujourd’hui d’illusion.
La réflexion que nous devons faire est donc, non pas faut-il ou ne faut-il pas qu’il y ait des villes, mais quelle forme prendra la ville du futur ? Et, pour cela, aucun modèle probant ne nous est proposé.
Si le modèle ancien est plein d’enseignements, il s’avère très vite qu’il n’est pas transposable. Les dimensions et limites y déterminent une échelle humaine juste, mais la croissance extensive détruit cette qualité essentielle ; les rues sont des espaces bien appropriés par les citadins mais qui s’adaptent mal aux besoins nouveaux de confort, de dégagement et d’air propre ; les alignements et les gabarits anciens répondaient à une simplicité et à une fragmentation parcellaire des programmes qui sont aujourd’hui, soit excessivement diversifiés, soit uniformisés, au point d’en rendre toute application illusoire. La question est alors claire : la rue, la place, le jardin, sont des modèles typologiques, mais leur usage n’est plus celui du passé. Chaque habitant doit avoir droit à une vie individuelle et familiale confortable, il doit jouir du paysage, de la tranquillité, respirer le bon air ; il doit en même temps avoir droit à la vie sociale, au contact avec les autres, à l’espace urbain.
L’une des seules tentatives de sortir des schémas passéistes sans tomber dans les erreurs de la "cité jardin" (au mieux) ou des "grands ensembles" (au pire) a été l’expérience de Fernand Pouillon à Alger. Sa démarche, en particulier à Diar el-Mahçoul, ouvrait la voie à une nouvelle conception de l’urbain. Elle n’a pas été comprise par les architectes et reste actuelle.
La ville du XXIe siècle doit être réinventée dans des objectifs nouveaux : le bien-être doit primer le prestige, les règles du développement durable doivent primer la spéculation financière. Vu à l’échelle mondiale, l’Algérie a l’avantage, en quelque sorte, d’être au point zéro de cette évolution. Actuellement toutes les villes sont banalement constituées de centres plus ou moins anciens entourés par des périphéries extensives informes. Une nouvelle politique de "villes en réseaux" intégrant le concept de ville nouvelle ouvre à une expérimentation qui pourrait être novatrice. La formalisation urbaine dépendra en partie du talent et de la clairvoyance des architectes.
J. J. Deluz
A propos de l’espace urbain
De quoi est faite la ville ? La réponse la plus courante sera que c’est un ensemble plus ou moins compact de maisons et de monuments, dont les habitants vivent du travail tertiaire ou secondaire, mais cette réponse est incomplète : ce qu’il y a entre les maisons, autour des maisons et des monuments est au moins aussi important que les bâtiments eux-mêmes. Ce sont les espaces de la ville, les espaces urbains. Les espaces ne peuvent être dissociés du bâti, quelle que soit la ville, son lieu, son site, ses époques de création et de croissance, ses caractéristiques particulières, qu’elle soit ancienne, qu’elle soit aujourd’hui un centre urbain ou que l’on parle de ses banlieues et de ses périphéries. Même dans les grands ensembles, dont on a dit à juste titre que l’espace urbain n’y avait aucune qualification, cet espace existe factuellement bel et bien.
L’un des faiblesses de l’architecture moderne et contemporaine est sans doute d’avoir sous-estimé son rôle architectural. Il s’agit aujourd’hui, si l’on veut réellement renouer avec la ville comme entité de vie collective et comme lieu d’appartenance d’une population, de réhabiliter l’espace. Une architecture ne devrait pas être concevable sans qu’elle intègre la complémentarité du bâti, (les volumes construits, les maisons, les monuments) et de l’espace qu’il définit, (la rue, la place, le jardin…). Mais on ne saurait dire, a priori, lequel est déterminant, lequel est déterminé, parce qu’en réalité c’est l’un et l’autre. Devant quatre corps de bâtiments entourant une cour carrée, qui peut affirmer que le bâti a engendré l’espace intérieur ou que celui-ci a déterminé l’implantation de ses constructions périphériques ? (Bien entendu, cet exemple est schématique, puisque l’espace est aussi celui qui entoure cet ensemble, dans le cadre d’une continuité qui est l’essence même de la ville). En oubliant cette vérité essentielle, en parachutant des bâtisses, des volumes simples ou compliqués sur un terrain quelconque, comme on pose un objet quelque part, le bâtisseur faillit à sa tâche. Il ne traite le problème que pour moitié. Cela explique le malaise engendré par la plupart des monuments spectaculaires produits par les architectes actuels, beaux ou pas beaux selon les goûts, mais anachroniques dans leur isolement.
La rue et la place, des éléments dominants du lexique architectural et urbain
La rue, de la petite impasse étroite d’une médina à l’artère commerçante d’une ville occidentale, a de tous temps été le lieu des déplacements et des contacts. Jusqu’à une époque récente, on pouvait considérer qu’elle satisfaisait aux besoins communautaires ; de la porte de chacun à la rencontre avec les autres, elle structurait le quartier comme le réseau sanguin dans le corps humain. Les architectes modernes se sont demandés si, par contre, elle ne posait pas des problèmes de confort, comme le vis à vis d’une façade à l’autre, et, plus récemment, la concentration des gaz polluants de l’automobile. Dans la médina, cet aspect négatif est résolu par définition, puisque la maison est introvertie vers son patio, et que la ruelle est réservée aux piétons et aux ânes ; mais, du moins dans sa copie conforme, il est peu probable qu’on puisse la reproduire pour le nouvel habitat urbain.
Si la rue s’élargit, devient une avenue ou un boulevard (si prisé aujourd’hui en Algérie), la circulation est facilitée, les vis-à-vis s’éloignent, mais par contre le caractère de rencontre, de convivialité, change de nature ; la traversée devient problématique comme entre les deux rives d’un fleuve ; la volonté de prestige l’emporte sur la fonction de relations.
Si donc la rue constitue l’élément clé de la morphologie urbaine, on peut se demander si elle reste aujourd’hui valide ; or, en tant qu’espace urbain de relations, on voit mal comment on pourrait la remplacer. Les architectes du mouvement moderne s’y sont cassés les dents. Je reviendrai, en conclusion, sur cette problématique.
Si la rue représente la dynamique des relations, la place est l’élément statique de convergence. C’est souvent le cœur de la ville ou des quartiers. Elle est à la fois le théâtre et le foyer de la communauté qui l’environne. Dans le monde entier, à toutes les époques, la place symbolise le lieu : c’est Saint-Marc à Venise, la place des Vosges à Paris, celle de la grande mosquée à Kairouan, le forum antique.
L’espace de la place n’est pas forcément circonscrit sur tout son pourtour par le bâti, même si les exemples les plus célèbres le sont, elle peut être ouverte, comme à Béjaïa, ou fermée, comme la plaza Mayor de Madrid, elle peut être balisée par des volumes ponctuels comme le forum, elle peut être plate ou concave comme à Sienne, elle peut être dédiée à un monument (Kairouan) ou à une série de monuments hiérarchisés (Saint-Marc) ou au contraire ceinturée par une trame homogène de façades (Ghardaïa).
De la place, on passe à la placette dont le rôle est plus intime. Après la rue, on a vu l’avenue et le boulevard, mais, d’un autre côté, il y a les chemins, les allées, les esplanades, où le piéton et la végétation sont privilégiés.
Le pacte entre l’urbain et la nature a toujours existé. Dans la mesure où les villes étaient de relativement petite taille, l’espace naturel était constitué par l’environnement ; les jardins, les cultures, les forêts, entouraient la cité, limitée par ses remparts. Autour de la Casbah ottomane, le fahs était, selon les voyageurs de l’époque, un paradis de verdure, de fleurs et de parfums, dans lequel des palais, des mille et une nuits, étaient disséminés. Autour des ksours sahariens, les palmeraies étaient les lieux de séjour des saisons chaudes, et les poètes y chantaient le murmure des eaux et le chant des oiseaux. Mais, aujourd’hui, la croissance urbaine a changé la donne : les remparts démolis, la démographie, les migrations rurales, les nouvelles techniques militaires, ont provoqué l’épanchement de la ville sur sa périphérie. De petite en grande banlieue, la ville est devenue cette entité monstrueuse où les distances sont telles que, du centre aux limites, ou du quartier limitrophe au centre, le contact est perdu ; du coup, la relation à l’environnement naturel ou rural s’est désagrégée. S’est alors posé – ou doit inévitablement se poser – ce rapport à l’environnement végétal dont l’être humain ne pourra jamais se passer. Dans la ville ancienne, les jardins privés ou publics étaient généralement liés à des maisons de maîtres, des palais ou des monuments. Avec la croissance des villes, est apparu le concept de jardin public. Dans la périphérie contemporaine, la nature fait plutôt figure résiduelle, (les espaces non aménagés, les espaces ruraux sur le déclin ou à l’abandon, enclavés dans des morceaux disparates du nouveau tissu d’habitat), et les architectes ont tendance, sur leurs plans, à baptiser "espaces verts" les terrains qui n’ont pas d’usage défini, mais qu’aucun financement propre ne permettra de réaliser.
Dans cette énumération des types d’espaces qui font la ville, on pourrait encore ajouter toutes sortes d’éléments spatiaux plus ou moins signifiants, tels que des entrées de quartiers, des lieux de transition ou de relations spécifiques, (portiques, espaces balisés, rampes ou escaliers, etc.), des talus, des plates-bandes – bref, tout ce qui va faire la continuité urbaine.
Nous avons dit plus haut que cette continuité est l’essence même de la ville. La plupart des gens connaissent la rue par sa configuration, ses trottoirs, ses vitrines, peu lèvent le regard sur les immeubles qui la bordent, même s’ils les identifient inconsciemment. C’est par le sol, par la marche, par le regard à hauteur d’homme, qu’on l’apprécie ; la ville n’est pas un décor immobile : c’est un déroulement séquentiel d’espaces.
Quelle que soit l’évolution de la société au XXIe siècle, on voit mal comment la ville pourrait disparaître, ou subir des mutations qui en remettent en question les caractéristiques fondamentales. L’accroissement démographique mondial inéluctable, la socialisation des collectivités, le développement et la concentration des affaires, sont liés au fait urbain par la force des choses. Le rêve de Mac Luhan, qui pensait que la nouvelle donne de la communication pouvait entraîner la muséification des villes actuelles fait figure aujourd’hui d’illusion.
La réflexion que nous devons faire est donc, non pas faut-il ou ne faut-il pas qu’il y ait des villes, mais quelle forme prendra la ville du futur ? Et, pour cela, aucun modèle probant ne nous est proposé.
Si le modèle ancien est plein d’enseignements, il s’avère très vite qu’il n’est pas transposable. Les dimensions et limites y déterminent une échelle humaine juste, mais la croissance extensive détruit cette qualité essentielle ; les rues sont des espaces bien appropriés par les citadins mais qui s’adaptent mal aux besoins nouveaux de confort, de dégagement et d’air propre ; les alignements et les gabarits anciens répondaient à une simplicité et à une fragmentation parcellaire des programmes qui sont aujourd’hui, soit excessivement diversifiés, soit uniformisés, au point d’en rendre toute application illusoire. La question est alors claire : la rue, la place, le jardin, sont des modèles typologiques, mais leur usage n’est plus celui du passé. Chaque habitant doit avoir droit à une vie individuelle et familiale confortable, il doit jouir du paysage, de la tranquillité, respirer le bon air ; il doit en même temps avoir droit à la vie sociale, au contact avec les autres, à l’espace urbain.
L’une des seules tentatives de sortir des schémas passéistes sans tomber dans les erreurs de la "cité jardin" (au mieux) ou des "grands ensembles" (au pire) a été l’expérience de Fernand Pouillon à Alger. Sa démarche, en particulier à Diar el-Mahçoul, ouvrait la voie à une nouvelle conception de l’urbain. Elle n’a pas été comprise par les architectes et reste actuelle.
La ville du XXIe siècle doit être réinventée dans des objectifs nouveaux : le bien-être doit primer le prestige, les règles du développement durable doivent primer la spéculation financière. Vu à l’échelle mondiale, l’Algérie a l’avantage, en quelque sorte, d’être au point zéro de cette évolution. Actuellement toutes les villes sont banalement constituées de centres plus ou moins anciens entourés par des périphéries extensives informes. Une nouvelle politique de "villes en réseaux" intégrant le concept de ville nouvelle ouvre à une expérimentation qui pourrait être novatrice. La formalisation urbaine dépendra en partie du talent et de la clairvoyance des architectes.
J. J. Deluz
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 11
La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
A propos de la qualité architecturale
Rien n’est plus flou, plus ambigu que ce concept. S’il est des critères sur lesquels tout le monde tombe d’accord, ce sont les plus élémentaires comme la solidité, la durabilité, la salubrité, le confort, la sécurité : tout ce qui peut rendre confiant dans le présent et l’avenir de sa maison. Pourtant, même dans ces évidences, la réalité contredit souvent la théorie ; un tremblement de terre détruit la moitié de Boumerdès, des bâtisses se fissurent et des matériaux tombent en poussière, des égouts se déversent à découvert dans les oueds et parfois sur les trottoirs, des habitants subissent la pollution sonore de leurs voisins, des rues inachevées sont infréquentables la nuit… Cela n’empêche pas, dans le discours, que chacun, parfois de bonne foi, ait tenté de respecter ces conditions de base. Le manque de moyens conduit les bâtisseurs, autoconstructeurs ou entrepreneurs, à trouver des compromis qui iront de la baraque de bidonville au logement collectif standardisé des grands ensembles.
Dans ces domaines élémentaires, l’amélioration de la qualité ne sera donc qu’un ajustement meilleur des moyens et des résultats : Le problème est essentiellement technique et économique.
Mais, en supposant qu’on franchisse ce pas, pourrait-on dire qu’on a réglé la question de la qualité architecturale ? C’est sur cette interrogation que je voudrais développer ma réflexion.
En supposant alors qu’il s’agisse d’un problème esthétique, j’achoppe d’emblée sur sa dimension la plus insaisissable ; car, si je parle d’esthétique, j’engage inévitablement un dialogue de sourd avec les uns et les autres. Quelle que soit leur opinion sur le sujet, elle est régie par la référence à des modèles, et ces modèles ont aujourd’hui perdu toute consensualité ; dans l’histoire, cette perte est un phénomène récent ; avant le vingtième siècle, ainsi que dans toutes les communautés traditionnelles, le modèle n’était pas mis en question, il était unique, et la variété des architectures pouvait être multiple sans compromettre l’unité de leur ensemble ; des ruptures pouvaient être significatives d’époques ou de cultures décalées, (du médiéval au classique, à Alger de La Casbah à la ville coloniale) mais les modèles des uns et des autres affichaient leur appartenance sans ambiguïté.
Depuis le vingtième siècle, il n’en va plus de même : les matériaux nouveaux, les techniques nouvelles, le béton, l’acier, ont conduit les architectes, souvent contre leur gré, à changer leur architecture. Les révolutions artistiques ont mis en question toute l’expression picturale ou sculpturale à travers une quantité de théorisations, du cubisme aux expressionnismes, au surréalisme, aux abstractions lyriques ou géométriques, ou encore à la découverte des arts premiers, ouvrant le monde de la forme à l’affranchissement des codes anciens.
Aujourd’hui, nul ne saurait dire s’il y a un modèle ou un style plus crédible qu’un autre.
Les modes, soutenues par un certain totalitarisme médiatique, variant au gré d’intérêts occultes, n’imposent ces modèles ou ces styles que pour les rejeter au profit d’autres, ce qui est d’ailleurs le propre de la mode. Aussi, dans le monde des créateurs ou des critiques, il y a une majorité moutonnière qui s’accroche à ces modèles successifs, une minorité qui poursuit des recherches personnelles.
A travers ce foisonnement architectural, de la désintégration organique de Gehry aux géométries de Foster, des obliques agressives de Zaha Hadid à la sécheresse helvétique mortelle de Herzog et De Meuron, il y a autant de modèles potentiels que d’architectes, dans la mesure où la différence entre eux n’est, sur des bases de théories improvisées, que celle de la forme.
Dans ces conditions, l’impossibilité d’établir des critères qualitatifs sur ces productions architecturales paraît évidente ; les jugements ne pourront être que subjectifs : j’aime ça ou je n’aime pas ça, cette image me plaît ou ne me plaît pas. Aucun consensus n’en sortira. Or cette absence de consensus va compliquer le problème, dans la mesure où, aucun modèle ne pouvant s’imposer, l’opinion des architectes ou des critiques n’a pas plus de poids que celle de leurs interlocuteurs : le client direct, investisseur, promoteur, ministre, directeur d’administration, ou indirect, l’utilisateur, l’habitant, et même le spectateur ordinaire. Mais, chez tous ceux-là, les critères et les modèles ne sont pas forcément ceux de l’architecte, loin de là : si vous demandez à X ou Y quelle architecture ils trouvent belle, ils choisiront généralement des bâtiments affichant leur richesse ; la confusion entre richesse et beauté témoigne d’un certain déficit culturel dans la mesure où chacun, du sous-directeur qui veut devenir directeur au petit commerçant qui veut s’enrichir, confond le signe extérieur de cet enrichissement avec l’expression de son propre prestige.
Si je regarde plus précisément ce qui se passe en Algérie, je vais faire le constat d’une grande confusion. Les architectes, influencés par l’enseignement dogmatique des écoles, sont résolument tournés vers les courants de modes et produisent, quand ils le peuvent, des architectures formelles pleines de références livresques. Les hommes du pouvoir, essentiellement motivés par l’image, veulent du prestige ; l’habitant, le citoyen ordinaire, riche ou pauvre, projette des fantasmes ; et l’entreprise, indifférente à la qualité esthétique ou simplement ignorante, produit de la marchandise anonyme.
En outre, et à juste titre, chacun ressent un besoin d’affirmation identitaire qu’il ne peut exprimer qu’à travers des modèles imaginaires : architecture arabo-islamique, ou modernité affichée, allant de la haute technologie chez les puissants aux signes mineurs de l’occidentalisation chez d’autres, (le balustre, la grande baie, la toiture mansardée, etc.).
Le bilan est donc négatif. S’il n’y a pas d’architecture en Algérie (je laisse de côté les exceptions) c’est bien parce que la vision qu’on en a à tous les niveaux, architectes, promoteurs, citoyens, reste accrochée à l’illusion que la qualité esthétique se trouve dans la transmission de modèles ; on a vu l’impasse où conduit cette croyance.
Il faut donc revoir les choses autrement : beauté, esthétique, style, sont des termes qui n’on plus de sens commun, puisqu’ils recouvrent autant d’opinions arbitraires ; il vaut mieux les laisser de côté et chercher un consensus ailleurs ; on sait au moins ce qu’on peut rejeter :
- la forme comme fin en soi (le syndrome de l’architecte).
- le prestige ou la richesse comme signe extérieur de la qualité, (le syndrome du pouvoir).
- le recours à des modèles concrets ou imaginaires ;
- dans ce dernier contexte, les tendances arabo-islamiques ou les tendances modernistes et occidentalistes, les unes et les autres fabriquées dans l’arbitraire.
Le cadre bâti algérien édifié pendant ces quarante dernières années, excessivement hétéroclite et d’une façon presque générale sans attrait, justifie certainement cette analyse critique. Mais le dépassement de cette situation va naturellement se heurter à tous les préjugés qui l’ont suscitée, d’autant que toute nouvelle proposition se doit d’être innovante. Je ne me fais pas trop d’illusions : la propagation de quelques idées simples dans un sens novateur pourrait bien prendre du temps et ne gagner du terrain que par l’exemple, donc grâce à des bâtisseurs (architectes ou autres) prenant option pour ces nouvelles façons de voir les choses.
Comme en face de tout vice de comportement, il faut prendre le mal à contrepied. Si la forme n’est plus une fin en soi, le mode d’appréhension du problème devient primordial et la forme sera une résultante ; si la richesse n’est pas un signe qualitatif en soi, il faut renouer avec les principes de la simplicité ; et si la référence à des modèles conduit dans l’impasse, il faut recourir à des processus créatifs et non à des copies.
Cela pourrait paraître abstrait si nous n’avions pas à notre disposition une leçon d’architecture primordiale dans ce qu’on appelle l’architecture traditionnelle. L’erreur que font beaucoup d’analystes est de prendre cette architecture comme modèle formel : or toute construction est inscrite dans le temps où elle a été conçue, dans le contexte des moyens et des besoins des individus dans une société donnée. La solution n’est surtout pas de refaire en copie conforme la maison de La Casbah, du M’zab ou des Aurès, mais elle pourrait être d’en comprendre et d’en interpréter la leçon pérenne ; car dans le monde entier, une même démarche naturelle a conduit les hommes à bâtir les maisons et les villages les plus divers avec les mêmes logiques. Comprendre et transcender ces logiques constitue peut-être la clé de notre question, car personne, moyennant un minimum de culture, ne niera la qualité harmonique de ces architectures. Le mépris dans lequel, parfois, certains les tiennent, est lié à ce complexe de la richesse dont j’ai parlé, par lequel, en contrepoint, la pauvreté ne pourrait pas engendrer des qualités esthétiques ; terme de pauvreté qui n’a de réalité que dans la comparaison avec la société urbaine actuelle ; en soi et dans son temps, le village traditionnel était, (toutes proportions gardées) égalitaire.
Il reste donc à tenter une définition de ces logiques, qui sont d’une grande simplicité et qui pourront se résumer dans la maîtrise du nécessaire et du suffisant : ceci n’est pas limitatif. La volonté d’individualisation, si elle ne va pas à l’encontre de la cohésion sociale, peut s’exprimer par exemple dans la décoration de l’entrée de la maison ; c’est une forme du nécessaire qui fait partie de ce besoin inné en chacun de poésie.
La clé tient à la prise en compte des contraintes objectives du projet : sans entrer dans un exposé technique détaillé, je dirai que ces contraintes vont du micro-climat et de l’environnement au site et à la topographie, des exigences de programme aux comportements des utilisateurs, des matériaux appropriés aux techniques de leur mise en œuvre, des moyens économiques et des directives politiques lorsque ces dernières ne sont pas arbitraires. Toute la différence avec les pratiques en usage dans le projet formel est que ces critères, de nature complexe, vont déterminer la solution, au contraire d’une démarche où la solution donnée a priori par la forme va tenter de s’adapter aux contraintes. Il ne s’agit pas là de sophistication intellectuelle, parce que, dans la pratique, les deux façons de faire sont irréductibles. Si la seconde est plus facile (il est plus facile d’inventer des formes plutôt que de les déduire) on a montré dans quelle impasse elle menait ; mais la première implique, contrairement à la seconde, une imagination créatrice intense. C’est un apparent paradoxe, mais c’est un fait que toute démarche à caractère rigoureux (sans aller jusqu’à dire scientifique) nécessite un recours à une imagination productive dont la création purement formelle peut se passer.
Il y aurait toute une thèse à développer autour de ce thème. Ce n’est donc pas un appel à la facilité, parce qu’il y faut, outre l’imagination créatrice qui est un don (inné ou acquis), la connaissance des lois de l’harmonie qui peut elle aussi être apprise ou être intégrée dans la sensibilité individuelle ou collective (comme c’était le cas dans les sociétés traditionnelles).
On rejoint ici la question initiale que j’ai formulée, celle de la dimension esthétique du produit architectural. Même – et d’autant plus – si l’on respecte les principes de la simplicité et de l’intégration aux milieux physique et social, l’objet produit aura une valeur qualitative mesurée à l’aune des valeurs harmoniques : échelles, proportions, équilibres, intégration du détail dans le tout et unité du tout, complémentarité des espaces et des volumes, qualités visuelles et tactiles des matières sont autant d’indices formels qui ne sont pas arbitraires mais sont les lois mêmes de la nature.
En revenant au terme à signification aléatoire de beauté, dont l’usage me paraît aujourd’hui imprudent, il ne faut pas le comprendre comme spectacle à durée fugace mais comme harmonie à durée pérenne.
J.J.Deluz
A propos de la qualité architecturale
Rien n’est plus flou, plus ambigu que ce concept. S’il est des critères sur lesquels tout le monde tombe d’accord, ce sont les plus élémentaires comme la solidité, la durabilité, la salubrité, le confort, la sécurité : tout ce qui peut rendre confiant dans le présent et l’avenir de sa maison. Pourtant, même dans ces évidences, la réalité contredit souvent la théorie ; un tremblement de terre détruit la moitié de Boumerdès, des bâtisses se fissurent et des matériaux tombent en poussière, des égouts se déversent à découvert dans les oueds et parfois sur les trottoirs, des habitants subissent la pollution sonore de leurs voisins, des rues inachevées sont infréquentables la nuit… Cela n’empêche pas, dans le discours, que chacun, parfois de bonne foi, ait tenté de respecter ces conditions de base. Le manque de moyens conduit les bâtisseurs, autoconstructeurs ou entrepreneurs, à trouver des compromis qui iront de la baraque de bidonville au logement collectif standardisé des grands ensembles.
Dans ces domaines élémentaires, l’amélioration de la qualité ne sera donc qu’un ajustement meilleur des moyens et des résultats : Le problème est essentiellement technique et économique.
Mais, en supposant qu’on franchisse ce pas, pourrait-on dire qu’on a réglé la question de la qualité architecturale ? C’est sur cette interrogation que je voudrais développer ma réflexion.
En supposant alors qu’il s’agisse d’un problème esthétique, j’achoppe d’emblée sur sa dimension la plus insaisissable ; car, si je parle d’esthétique, j’engage inévitablement un dialogue de sourd avec les uns et les autres. Quelle que soit leur opinion sur le sujet, elle est régie par la référence à des modèles, et ces modèles ont aujourd’hui perdu toute consensualité ; dans l’histoire, cette perte est un phénomène récent ; avant le vingtième siècle, ainsi que dans toutes les communautés traditionnelles, le modèle n’était pas mis en question, il était unique, et la variété des architectures pouvait être multiple sans compromettre l’unité de leur ensemble ; des ruptures pouvaient être significatives d’époques ou de cultures décalées, (du médiéval au classique, à Alger de La Casbah à la ville coloniale) mais les modèles des uns et des autres affichaient leur appartenance sans ambiguïté.
Depuis le vingtième siècle, il n’en va plus de même : les matériaux nouveaux, les techniques nouvelles, le béton, l’acier, ont conduit les architectes, souvent contre leur gré, à changer leur architecture. Les révolutions artistiques ont mis en question toute l’expression picturale ou sculpturale à travers une quantité de théorisations, du cubisme aux expressionnismes, au surréalisme, aux abstractions lyriques ou géométriques, ou encore à la découverte des arts premiers, ouvrant le monde de la forme à l’affranchissement des codes anciens.
Aujourd’hui, nul ne saurait dire s’il y a un modèle ou un style plus crédible qu’un autre.
Les modes, soutenues par un certain totalitarisme médiatique, variant au gré d’intérêts occultes, n’imposent ces modèles ou ces styles que pour les rejeter au profit d’autres, ce qui est d’ailleurs le propre de la mode. Aussi, dans le monde des créateurs ou des critiques, il y a une majorité moutonnière qui s’accroche à ces modèles successifs, une minorité qui poursuit des recherches personnelles.
A travers ce foisonnement architectural, de la désintégration organique de Gehry aux géométries de Foster, des obliques agressives de Zaha Hadid à la sécheresse helvétique mortelle de Herzog et De Meuron, il y a autant de modèles potentiels que d’architectes, dans la mesure où la différence entre eux n’est, sur des bases de théories improvisées, que celle de la forme.
Dans ces conditions, l’impossibilité d’établir des critères qualitatifs sur ces productions architecturales paraît évidente ; les jugements ne pourront être que subjectifs : j’aime ça ou je n’aime pas ça, cette image me plaît ou ne me plaît pas. Aucun consensus n’en sortira. Or cette absence de consensus va compliquer le problème, dans la mesure où, aucun modèle ne pouvant s’imposer, l’opinion des architectes ou des critiques n’a pas plus de poids que celle de leurs interlocuteurs : le client direct, investisseur, promoteur, ministre, directeur d’administration, ou indirect, l’utilisateur, l’habitant, et même le spectateur ordinaire. Mais, chez tous ceux-là, les critères et les modèles ne sont pas forcément ceux de l’architecte, loin de là : si vous demandez à X ou Y quelle architecture ils trouvent belle, ils choisiront généralement des bâtiments affichant leur richesse ; la confusion entre richesse et beauté témoigne d’un certain déficit culturel dans la mesure où chacun, du sous-directeur qui veut devenir directeur au petit commerçant qui veut s’enrichir, confond le signe extérieur de cet enrichissement avec l’expression de son propre prestige.
Si je regarde plus précisément ce qui se passe en Algérie, je vais faire le constat d’une grande confusion. Les architectes, influencés par l’enseignement dogmatique des écoles, sont résolument tournés vers les courants de modes et produisent, quand ils le peuvent, des architectures formelles pleines de références livresques. Les hommes du pouvoir, essentiellement motivés par l’image, veulent du prestige ; l’habitant, le citoyen ordinaire, riche ou pauvre, projette des fantasmes ; et l’entreprise, indifférente à la qualité esthétique ou simplement ignorante, produit de la marchandise anonyme.
En outre, et à juste titre, chacun ressent un besoin d’affirmation identitaire qu’il ne peut exprimer qu’à travers des modèles imaginaires : architecture arabo-islamique, ou modernité affichée, allant de la haute technologie chez les puissants aux signes mineurs de l’occidentalisation chez d’autres, (le balustre, la grande baie, la toiture mansardée, etc.).
Le bilan est donc négatif. S’il n’y a pas d’architecture en Algérie (je laisse de côté les exceptions) c’est bien parce que la vision qu’on en a à tous les niveaux, architectes, promoteurs, citoyens, reste accrochée à l’illusion que la qualité esthétique se trouve dans la transmission de modèles ; on a vu l’impasse où conduit cette croyance.
Il faut donc revoir les choses autrement : beauté, esthétique, style, sont des termes qui n’on plus de sens commun, puisqu’ils recouvrent autant d’opinions arbitraires ; il vaut mieux les laisser de côté et chercher un consensus ailleurs ; on sait au moins ce qu’on peut rejeter :
- la forme comme fin en soi (le syndrome de l’architecte).
- le prestige ou la richesse comme signe extérieur de la qualité, (le syndrome du pouvoir).
- le recours à des modèles concrets ou imaginaires ;
- dans ce dernier contexte, les tendances arabo-islamiques ou les tendances modernistes et occidentalistes, les unes et les autres fabriquées dans l’arbitraire.
Le cadre bâti algérien édifié pendant ces quarante dernières années, excessivement hétéroclite et d’une façon presque générale sans attrait, justifie certainement cette analyse critique. Mais le dépassement de cette situation va naturellement se heurter à tous les préjugés qui l’ont suscitée, d’autant que toute nouvelle proposition se doit d’être innovante. Je ne me fais pas trop d’illusions : la propagation de quelques idées simples dans un sens novateur pourrait bien prendre du temps et ne gagner du terrain que par l’exemple, donc grâce à des bâtisseurs (architectes ou autres) prenant option pour ces nouvelles façons de voir les choses.
Comme en face de tout vice de comportement, il faut prendre le mal à contrepied. Si la forme n’est plus une fin en soi, le mode d’appréhension du problème devient primordial et la forme sera une résultante ; si la richesse n’est pas un signe qualitatif en soi, il faut renouer avec les principes de la simplicité ; et si la référence à des modèles conduit dans l’impasse, il faut recourir à des processus créatifs et non à des copies.
Cela pourrait paraître abstrait si nous n’avions pas à notre disposition une leçon d’architecture primordiale dans ce qu’on appelle l’architecture traditionnelle. L’erreur que font beaucoup d’analystes est de prendre cette architecture comme modèle formel : or toute construction est inscrite dans le temps où elle a été conçue, dans le contexte des moyens et des besoins des individus dans une société donnée. La solution n’est surtout pas de refaire en copie conforme la maison de La Casbah, du M’zab ou des Aurès, mais elle pourrait être d’en comprendre et d’en interpréter la leçon pérenne ; car dans le monde entier, une même démarche naturelle a conduit les hommes à bâtir les maisons et les villages les plus divers avec les mêmes logiques. Comprendre et transcender ces logiques constitue peut-être la clé de notre question, car personne, moyennant un minimum de culture, ne niera la qualité harmonique de ces architectures. Le mépris dans lequel, parfois, certains les tiennent, est lié à ce complexe de la richesse dont j’ai parlé, par lequel, en contrepoint, la pauvreté ne pourrait pas engendrer des qualités esthétiques ; terme de pauvreté qui n’a de réalité que dans la comparaison avec la société urbaine actuelle ; en soi et dans son temps, le village traditionnel était, (toutes proportions gardées) égalitaire.
Il reste donc à tenter une définition de ces logiques, qui sont d’une grande simplicité et qui pourront se résumer dans la maîtrise du nécessaire et du suffisant : ceci n’est pas limitatif. La volonté d’individualisation, si elle ne va pas à l’encontre de la cohésion sociale, peut s’exprimer par exemple dans la décoration de l’entrée de la maison ; c’est une forme du nécessaire qui fait partie de ce besoin inné en chacun de poésie.
La clé tient à la prise en compte des contraintes objectives du projet : sans entrer dans un exposé technique détaillé, je dirai que ces contraintes vont du micro-climat et de l’environnement au site et à la topographie, des exigences de programme aux comportements des utilisateurs, des matériaux appropriés aux techniques de leur mise en œuvre, des moyens économiques et des directives politiques lorsque ces dernières ne sont pas arbitraires. Toute la différence avec les pratiques en usage dans le projet formel est que ces critères, de nature complexe, vont déterminer la solution, au contraire d’une démarche où la solution donnée a priori par la forme va tenter de s’adapter aux contraintes. Il ne s’agit pas là de sophistication intellectuelle, parce que, dans la pratique, les deux façons de faire sont irréductibles. Si la seconde est plus facile (il est plus facile d’inventer des formes plutôt que de les déduire) on a montré dans quelle impasse elle menait ; mais la première implique, contrairement à la seconde, une imagination créatrice intense. C’est un apparent paradoxe, mais c’est un fait que toute démarche à caractère rigoureux (sans aller jusqu’à dire scientifique) nécessite un recours à une imagination productive dont la création purement formelle peut se passer.
Il y aurait toute une thèse à développer autour de ce thème. Ce n’est donc pas un appel à la facilité, parce qu’il y faut, outre l’imagination créatrice qui est un don (inné ou acquis), la connaissance des lois de l’harmonie qui peut elle aussi être apprise ou être intégrée dans la sensibilité individuelle ou collective (comme c’était le cas dans les sociétés traditionnelles).
On rejoint ici la question initiale que j’ai formulée, celle de la dimension esthétique du produit architectural. Même – et d’autant plus – si l’on respecte les principes de la simplicité et de l’intégration aux milieux physique et social, l’objet produit aura une valeur qualitative mesurée à l’aune des valeurs harmoniques : échelles, proportions, équilibres, intégration du détail dans le tout et unité du tout, complémentarité des espaces et des volumes, qualités visuelles et tactiles des matières sont autant d’indices formels qui ne sont pas arbitraires mais sont les lois mêmes de la nature.
En revenant au terme à signification aléatoire de beauté, dont l’usage me paraît aujourd’hui imprudent, il ne faut pas le comprendre comme spectacle à durée fugace mais comme harmonie à durée pérenne.
J.J.Deluz
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Le Corbusier en Algérie
Tout le monde sait que Le Corbusier est venu à plusieurs reprises à Alger. C’est presque un mythe : on pense qu’il a construit ceci ou cela, et même le Guide bleu d’une ancienne édition lui attribue un immeuble quelconque à la jonction du boulevard Mohamed V et du carrefour des facultés. En réalité, il n’a rien construit en Algérie, non pas faute de démarches et d’ambition, mais parce que sa nature conquérante inquiétait les autorités locales. Le petit texte qui suit n’apprendra rien aux spécialistes (je pense en particulier à mon ami Alex Gerber, qui travailla plusieurs années en Algérie et qui fit sa thèse de doctorat en Suisse sur "Le Corbusier et l’Algérie", à J. P. Giordani, qui enseigna l’histoire de l’architecture à l’EPAU et fit également une thèse sur le sujet, etc.) mais, dans son raccourci, il rétablira pour beaucoup la vérité sur l’histoire.
C’est au début des années trente, à l’occasion d’une rencontre sur l’urbanisme organisée par les architectes d’Alger, qu’il débarque, puis revient à plusieurs reprises avec sa valise pleine de projets. Ses conférences enthousiastes, qui stimulent de jeunes architectes acquis à ses doctrines (De Maisonseul, Emery, entre autres) et son projet fracassant d’aménagement d’Alger sont sans doute à l’origine d’une "école corbusiste" algérienne à laquelle se joignirent de bons architectes comme Miquel ou Simounet.
Le projet d’Alger fut baptisé " projet Obus" parce qu’il pulvérisait toutes les idées reçues : le long du littoral, de Saint-Eugène à Maison Carrée (de Bologhine à El-Harrach), dans un geste magistral, Le Corbusier faisait sinuer un immeuble de plus de dix kilomètres, dont la toiture était une autoroute. Cet immeuble était conçu comme un meuble à casiers, chaque casier pouvant être aménagé en logement, avec sa propre façade, au gré de l’occupant ; on pourra même y faire du néo-mauresque,(je cite de mémoire), disait l’architecte. Les rues étroites de la ville coloniale, "où les gens se regardent d’une façade à l’autre et ne voient pas la mer" n’étaient, pour Le Corbusier, qu’un résidu urbain sans intérêt, autant les démolir ; à la place, des milliers de gens en première loge, feraient face à la Méditerranée. Quant à La Casbah, qui fut une découverte, voire même une révélation pour l’architecte, la route la survolait pour ne pas y toucher. On comprend la panique des notables. Démolir une partie de la ville coloniale, survoler La Casbah, investir d’un coup sur un ouvrage faramineux, paraissait (je dirais même : était) une véritable folie.
Je crois que Le Corbusier lui-même ne croyait pas sa réalisation possible ; c’était plutôt un geste doctrinal, une démonstration futuriste, une grande idée de ce qu’on appelle "une prise de site" qui, d’ailleurs, fit des émules dans le monde, de l’Italie à l’Amérique du Sud. L’absurdité était sans doute de le faire sur un territoire déjà urbanisé.
Paradoxalement, l’acquis le plus positif de ses voyages algériens fut la découverte de La Casbah et celle de la vallée du M’zab ; c’est en marchant dans la médina d’Alger qu’il réalisa à quel point l’architecture n’était pas un "spectacle" mais une organisation dynamique d’espaces et de volumes ; " l’architecture arabe nous donne un enseignement précieux. Elle s’apprécie à la marche, avec le pied : c’est en marchant, en se déplaçant, que l’on voit se développer les ordonnances de l’architecture. C’est un principe contraire à l’architecture baroque qui est conçue sur le papier autour d’un point fixe théorique. Je préfère l’enseignement de l’architecture arabe…", ou : "Tout est encore debout dans La Casbah d’Alger engorgée ; tous les éléments d’une architecture infiniment sensible aux besoins et aux goûts de l’homme. La ville européenne peut tirer un enseignement décisif, non qu’il s’agisse d’ânonner un glossaire d’ornements arabes, mais bien de discerner l’essence même d’une architecture et d’un urbanisme. D’autres problèmes sont alors posés, se référant à des coutumes différentes et devant satisfaire à d’autres besoins. Une base fondamentale est commune : le soleil d’Alger…" Il écrivit de nombreux textes sur La Casbah, qui sont parmi les meilleurs et les plus sensibles qui lui aient été consacrés. (Pour la petite histoire, rappelons qu’il fut agressé rue Sidi Abdellah par deux voyous qui, pour lui voler quelques francs, lui laissèrent toute sa vie des séquelles du coup qu’il reçut sur la nuque). Son influence sur la redécouverte des architectures dites traditionnelles, qui a par la suite remis en cause tout le concept académique du "monument historique" et celui de la composition classique des maisons et des palais, a été importante, d’autant que la plupart des architectes "modernes" étaient tournés uniquement vers les techniques du futur. C’est là un des aspects les plus intéressants de Le Corbusier : le sens de la contradiction, la vision culturelle, au-delà de ses propres dogmatismes. Les visites au M’zab, qu’il survola dans le petit avion de Durafour avant de s’y promener, confirma et enrichit sa vision sur l’architecture vernaculaire.
Le Corbusier revint à Alger en 1942 et, sous l’influence de ses amis, fit partie de la commission chargée de rédiger un nouveau plan d’aménagement. A cette occasion, il présenta une variante assagie de son étude du centre de la ville ; au départ (dans les années 1930), il avait situé le gratte-ciel d’affaires sur la pointe de la Marine, commandant un espace de jardins où n’étaient conservés que les bâtiments à valeur historique. Dans le nouveau projet, il transporta l’immeuble sur le bastion de la Grande-Poste ; il dissocia clairement le quartier de la Marine et de la place des Martyrs, en tant que centre de la vie culturelle musulmane, et le bastion de la Poste, en tant que centre des affaires. On peut se demander si la démarche n’avait pas un caractère ségrégatif en accentuant le dualisme colonial commun à toutes les villes d’Algérie. Ses projets n’aboutirent pas. La période était mauvaise, il avait tenté de s’appuyer sur le régime de Vichy (qu’il quitta peu après en les traitant de crétins), mais la libération était proche et il fut mis à l’écart.
Pendant toute cette période (1930 – 1942), il produisit plusieurs projets : le projet Durand sur le plateau d’Ouchaya (où l’on dit qu’il dessina le club de tennis qui, en réalité, fut construit par l’architecte local Tombarel), une maison à Cherchell, un plan d’urbanisme à Nemours (dans l’ouest algérien) où il laissa Emery exploiter sans imagination les principes de la ville radieuse.
Ce que voulait Le Corbusier, c’était à la fois démontrer et bâtir. On peut regretter de ne pas avoir en Algérie de témoin tangible de son œuvre parce que son talent était immense, quelles que soient les impasses doctrinaires dans lesquelles il conduisit ses "disciples" et quelles que soient ses ambiguïtés politiques. Il était toujours à la recherche d’un pouvoir fort qui imposerait ses vues. Il ne le trouva pas à Alger, mais, plus tard, rencontra Nehru et réalisa, au sommet de sa maturité, les beaux bâtiments de Chandigarh.
En 1957, Gérald Hanning, qui dirigeait l’Agence du Plan d’Alger, proposa de reprendre le projet de la Marine en y intégrant le building de Le Corbusier (à l’agence duquel il avait travaillé précédemment), mais en l’accompagnant d’un tissu urbain et commercial dense, faisant continuité avec la médina. En 1963 (sauf erreur), avec C. E. Bachofen qui dirigeait l’Atelier d’urbanisme de la wilaya, nous ressortîmes encore une fois le projet des tiroirs pour contrer celui de l’hôtel Aurassi qui, sur le plan du site d’Alger, allait être une verrue disproportionnée (même après que, pour des raisons de fondations, l’architecte Moretti ait réduit sa hauteur de moitié). Pour appuyer nos arguments, nous avions organisé, rue Pasteur, une exposition sur l’œuvre de Le Corbusier.
Parmi les œuvres marquées par son influence à Alger, ce sont évidemment l’Aérohabitat (architecte principal Miquel) qui reprend certains principes de l’"unité d’habitation" en y ajoutant l’implantation remarquable dans le site, l’utilisation du dénivelé pour créer la galerie commerciale entre le niveau 0 amont et le niveau 0 aval ; et Djenane el Hassane (architecte Simounet) dont l’inspiration plastique, les voûtes étagées dans une pente abrupte, viennent des projets "Roc et Rob" que Le Corbusier imagina sur un versant montagneux du Midi de la France, ainsi que les nombreux projets d’Emery, réalisés avec le soin et le sérieux d’un émigré suisse : je laisse aux chercheurs le soin d’en dresser l’inventaire.
J.J.Deluz
Le Corbusier en Algérie
Tout le monde sait que Le Corbusier est venu à plusieurs reprises à Alger. C’est presque un mythe : on pense qu’il a construit ceci ou cela, et même le Guide bleu d’une ancienne édition lui attribue un immeuble quelconque à la jonction du boulevard Mohamed V et du carrefour des facultés. En réalité, il n’a rien construit en Algérie, non pas faute de démarches et d’ambition, mais parce que sa nature conquérante inquiétait les autorités locales. Le petit texte qui suit n’apprendra rien aux spécialistes (je pense en particulier à mon ami Alex Gerber, qui travailla plusieurs années en Algérie et qui fit sa thèse de doctorat en Suisse sur "Le Corbusier et l’Algérie", à J. P. Giordani, qui enseigna l’histoire de l’architecture à l’EPAU et fit également une thèse sur le sujet, etc.) mais, dans son raccourci, il rétablira pour beaucoup la vérité sur l’histoire.
C’est au début des années trente, à l’occasion d’une rencontre sur l’urbanisme organisée par les architectes d’Alger, qu’il débarque, puis revient à plusieurs reprises avec sa valise pleine de projets. Ses conférences enthousiastes, qui stimulent de jeunes architectes acquis à ses doctrines (De Maisonseul, Emery, entre autres) et son projet fracassant d’aménagement d’Alger sont sans doute à l’origine d’une "école corbusiste" algérienne à laquelle se joignirent de bons architectes comme Miquel ou Simounet.
Le projet d’Alger fut baptisé " projet Obus" parce qu’il pulvérisait toutes les idées reçues : le long du littoral, de Saint-Eugène à Maison Carrée (de Bologhine à El-Harrach), dans un geste magistral, Le Corbusier faisait sinuer un immeuble de plus de dix kilomètres, dont la toiture était une autoroute. Cet immeuble était conçu comme un meuble à casiers, chaque casier pouvant être aménagé en logement, avec sa propre façade, au gré de l’occupant ; on pourra même y faire du néo-mauresque,(je cite de mémoire), disait l’architecte. Les rues étroites de la ville coloniale, "où les gens se regardent d’une façade à l’autre et ne voient pas la mer" n’étaient, pour Le Corbusier, qu’un résidu urbain sans intérêt, autant les démolir ; à la place, des milliers de gens en première loge, feraient face à la Méditerranée. Quant à La Casbah, qui fut une découverte, voire même une révélation pour l’architecte, la route la survolait pour ne pas y toucher. On comprend la panique des notables. Démolir une partie de la ville coloniale, survoler La Casbah, investir d’un coup sur un ouvrage faramineux, paraissait (je dirais même : était) une véritable folie.
Je crois que Le Corbusier lui-même ne croyait pas sa réalisation possible ; c’était plutôt un geste doctrinal, une démonstration futuriste, une grande idée de ce qu’on appelle "une prise de site" qui, d’ailleurs, fit des émules dans le monde, de l’Italie à l’Amérique du Sud. L’absurdité était sans doute de le faire sur un territoire déjà urbanisé.
Paradoxalement, l’acquis le plus positif de ses voyages algériens fut la découverte de La Casbah et celle de la vallée du M’zab ; c’est en marchant dans la médina d’Alger qu’il réalisa à quel point l’architecture n’était pas un "spectacle" mais une organisation dynamique d’espaces et de volumes ; " l’architecture arabe nous donne un enseignement précieux. Elle s’apprécie à la marche, avec le pied : c’est en marchant, en se déplaçant, que l’on voit se développer les ordonnances de l’architecture. C’est un principe contraire à l’architecture baroque qui est conçue sur le papier autour d’un point fixe théorique. Je préfère l’enseignement de l’architecture arabe…", ou : "Tout est encore debout dans La Casbah d’Alger engorgée ; tous les éléments d’une architecture infiniment sensible aux besoins et aux goûts de l’homme. La ville européenne peut tirer un enseignement décisif, non qu’il s’agisse d’ânonner un glossaire d’ornements arabes, mais bien de discerner l’essence même d’une architecture et d’un urbanisme. D’autres problèmes sont alors posés, se référant à des coutumes différentes et devant satisfaire à d’autres besoins. Une base fondamentale est commune : le soleil d’Alger…" Il écrivit de nombreux textes sur La Casbah, qui sont parmi les meilleurs et les plus sensibles qui lui aient été consacrés. (Pour la petite histoire, rappelons qu’il fut agressé rue Sidi Abdellah par deux voyous qui, pour lui voler quelques francs, lui laissèrent toute sa vie des séquelles du coup qu’il reçut sur la nuque). Son influence sur la redécouverte des architectures dites traditionnelles, qui a par la suite remis en cause tout le concept académique du "monument historique" et celui de la composition classique des maisons et des palais, a été importante, d’autant que la plupart des architectes "modernes" étaient tournés uniquement vers les techniques du futur. C’est là un des aspects les plus intéressants de Le Corbusier : le sens de la contradiction, la vision culturelle, au-delà de ses propres dogmatismes. Les visites au M’zab, qu’il survola dans le petit avion de Durafour avant de s’y promener, confirma et enrichit sa vision sur l’architecture vernaculaire.
Le Corbusier revint à Alger en 1942 et, sous l’influence de ses amis, fit partie de la commission chargée de rédiger un nouveau plan d’aménagement. A cette occasion, il présenta une variante assagie de son étude du centre de la ville ; au départ (dans les années 1930), il avait situé le gratte-ciel d’affaires sur la pointe de la Marine, commandant un espace de jardins où n’étaient conservés que les bâtiments à valeur historique. Dans le nouveau projet, il transporta l’immeuble sur le bastion de la Grande-Poste ; il dissocia clairement le quartier de la Marine et de la place des Martyrs, en tant que centre de la vie culturelle musulmane, et le bastion de la Poste, en tant que centre des affaires. On peut se demander si la démarche n’avait pas un caractère ségrégatif en accentuant le dualisme colonial commun à toutes les villes d’Algérie. Ses projets n’aboutirent pas. La période était mauvaise, il avait tenté de s’appuyer sur le régime de Vichy (qu’il quitta peu après en les traitant de crétins), mais la libération était proche et il fut mis à l’écart.
Pendant toute cette période (1930 – 1942), il produisit plusieurs projets : le projet Durand sur le plateau d’Ouchaya (où l’on dit qu’il dessina le club de tennis qui, en réalité, fut construit par l’architecte local Tombarel), une maison à Cherchell, un plan d’urbanisme à Nemours (dans l’ouest algérien) où il laissa Emery exploiter sans imagination les principes de la ville radieuse.
Ce que voulait Le Corbusier, c’était à la fois démontrer et bâtir. On peut regretter de ne pas avoir en Algérie de témoin tangible de son œuvre parce que son talent était immense, quelles que soient les impasses doctrinaires dans lesquelles il conduisit ses "disciples" et quelles que soient ses ambiguïtés politiques. Il était toujours à la recherche d’un pouvoir fort qui imposerait ses vues. Il ne le trouva pas à Alger, mais, plus tard, rencontra Nehru et réalisa, au sommet de sa maturité, les beaux bâtiments de Chandigarh.
En 1957, Gérald Hanning, qui dirigeait l’Agence du Plan d’Alger, proposa de reprendre le projet de la Marine en y intégrant le building de Le Corbusier (à l’agence duquel il avait travaillé précédemment), mais en l’accompagnant d’un tissu urbain et commercial dense, faisant continuité avec la médina. En 1963 (sauf erreur), avec C. E. Bachofen qui dirigeait l’Atelier d’urbanisme de la wilaya, nous ressortîmes encore une fois le projet des tiroirs pour contrer celui de l’hôtel Aurassi qui, sur le plan du site d’Alger, allait être une verrue disproportionnée (même après que, pour des raisons de fondations, l’architecte Moretti ait réduit sa hauteur de moitié). Pour appuyer nos arguments, nous avions organisé, rue Pasteur, une exposition sur l’œuvre de Le Corbusier.
Parmi les œuvres marquées par son influence à Alger, ce sont évidemment l’Aérohabitat (architecte principal Miquel) qui reprend certains principes de l’"unité d’habitation" en y ajoutant l’implantation remarquable dans le site, l’utilisation du dénivelé pour créer la galerie commerciale entre le niveau 0 amont et le niveau 0 aval ; et Djenane el Hassane (architecte Simounet) dont l’inspiration plastique, les voûtes étagées dans une pente abrupte, viennent des projets "Roc et Rob" que Le Corbusier imagina sur un versant montagneux du Midi de la France, ainsi que les nombreux projets d’Emery, réalisés avec le soin et le sérieux d’un émigré suisse : je laisse aux chercheurs le soin d’en dresser l’inventaire.
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
Les signes identitaires
Une dizaine, une centaine de soldats, portent le même uniforme, ont la même coupe de cheveux, marchent au même pas, et accomplissent les mêmes gestes. Tout est fait pour les désincarner de leur « moi » et les transformer en simples cellules d’un tout dans lequel ils se fondent. Il en va de même des élèves de certains collèges, des religieuses d’un couvent, des internés d’une prison, etc. Il se forme ainsi des collectivités, plus ou moins importantes, dont la vocation est d’effacer les personnalités individuelles. Restent quelques signes distinctifs, mais qui sont de l’ordre des hiérarchies, les colonels et les généraux ont des galons et des casquettes, ce qui leur donne le droit de commander aux autres. Si l’on admet que chez l’être humain, il y a toujours d’un côté une appartenance collective au groupe, et de l’autre l’affirmation d’une individualité, les exemples que j’ai donnés constituent l’aspect extrême de la première, et prennent, à la limite, la forme de structures répressives. A l’opposé, l’individualité s’affirme plus ou moins : sur les milliards d’habitants de la planète, hors des cas limites de gémellité, il n’y a pas deux personnes identiques ; la taille, le visage, la couleur des cheveux, la voix, sont les facteurs apparents de la personnalité ; ces choses incroyables, l’empreinte digitale ou l’adn, permettent de reconnaître chaque personne ; et chacun a sa personnalité, qu’il peut affirmer selon ses propres critères de réflexion ou d’analyse, hors des principes que pourraient lui imposer le groupe. A la limite, s’il veut affirmer sa différence, celui qui se défend contre le groupe ira vers une certaine excentricité, vers le déguisement vestimentaire, vers les idées paradoxales. Le point extrême de l’individu anonyme est le robot. Le point extrême du « moi » est le fou. Dans toute collectivité à la recherche d’harmonie et de bien-être, ces deux facteurs doivent trouver un équilibre.
Or, l’être humain vit, non seulement dans un milieu social, mais dans un cadre de vie bâti et aménagé. Ce que nous avons dit de l’individu se reproduit dans ce milieu. Le couvent, la caserne et la prison, sont austères, anonymes, avec leurs murs nus et les fenêtres qui se répètent uniformément. A l’inverse, le comportement individualiste s’exprime dans la maison par une recherche d’originalité, ou tout au moins de personnalité, plus ou moins ostensible selon le niveau de richesse ou de pauvreté de l’habitant.
Mais, entre la villa et la prison, il y a tout le reste. La ville est un tissu complexe dont les bâtiments publics, les bâtiments d’activités, et surtout l’habitat de la majorité des citadins, sont les éléments constitutifs. Le rapport entre ces formes bâties d’un côté, les aspirations individuelles et collectives de chacun de l’autre, vont être un indice révélateur de l’état de la société.
Or il s’est passé une chose curieuse : alors que, (jusqu’à preuve du contraire) l’habitant moyen de l’Algérie n’est pas encore un robot, son habitat collectif, bâti depuis plus de trente ans par les administrations, les sociétés et les entreprises qui en avaient la charge, est basé sur l’uniformité, l’anonymat, la standardisation, au point que l’individualité n’arrive à s’exprimer que dans des actions perturbantes, comme les appoints de grilles, toutes différentes, aux fenêtres, la couverture en tôle des balcons, les panneaux protégeant l’intimité des logements, etc. La tension entre l’habitant et son cadre de vie est perceptible dans toute la nouvelle périphérie urbaine. L’état, responsable de ce gâchis, se retranche derrière les nécessités quantitatives : construire le plus possible, au plus bas prix possible, le plus vite possible ; l’entreprise, complice, y trouve son bénéfice, et les structures de contrôle, que ce soit au niveau des wilayas ou des APC, ne maîtrisent pas l’urbanisme où ils pratiquent des méthodes dépassées, et n’ont pas le pouvoir d’améliorer l’architecture.
Si l’on veut sortir de cette forme schizophrénique de rapport entre les habitants et leur cadre bâti, il faut comprendre et exprimer les besoins de cet équilibre entre la collectivité et l’individualité, équilibre qui est le fond du problème.
Le mot – clé de la problématique est l’identité. Quelle que soit sa situation dans la société, chacun a besoin d’être lui-même et de se reconnaître dans son environnement. Autrement dit, chacun a besoin d’avoir une image qui lui appartient en propre, (et à laquelle lui-même appartient) de l’endroit où il vit : cet endroit, c’est la ville, c’est le quartier, c’est le morceau de quartier, (la rue, ou ce qu’on appelle parfois l’îlot), l’immeuble, enfin le logement. Et l’équilibre s’exprime à travers le Tout, (l’ensemble, l’unité emblématique, l’expression de la collectivité, de l’être social), et le fragment, (le caractère différencié et reconnaissable de chaque partie du Tout, expression de l’individualité.
Pour mieux m’expliquer, je prendrai l’exemple d’Alger. La ville , c’est le Tout. Mais, comme dans toute métropole, la ville a débordé de ses limites et s’est partagée entre ville historique, (la Casbah et la ville coloniale), et la périphérie, où se regroupent aujourd’hui la majorité des habitants, de Reghaïa à Cheraga ; et l’on remarquera ce fait curieux que pour celui qui habite Birkhadem ou Gué de Constantine, Alger reste essentiellement, en tant qu’image urbaine représentative, l’amphithéâtre naturel qui entoure la baie de l’Amirauté à El Harrach. Si l’image de la ville est ainsi réduite, c’est bien que, pour celui qui habite la périphérie, celle-ci ne fait pas vraiment partie d’Alger, et que, par contre, tous s’approprient l’image de la cité historique. En descendant l’échelle urbaine, on y découvre des quartiers clairement identifiés : Bab el Oued n’est pas la Casbah, ni Larbi Ben M’Hidi, ni Didouche Mourad, ni le Télemly, ni Mouradia, ni le premier mai, ni Belcourt. Chacun a son ambiance propre, sa population attachée, ses espaces dominants et ses îlots de vie urbaine. L’habitant de Bab el Oued s’affirme comme tel, y trouve ses points de repère, (l’horloge et le marché, le square Nelson, la rue commerciale principale, la plage d’El Kettani…), y trouve ses semblables. A la Casbah, le problème est plus subtil à cause de la paupérisation, des mouvements de populations et de la dégradation du bâti, mais qu’on se souvienne de la façon dont Momo Brahimi en parlait. Sous une apparence d’uniformité, tout est différences : les rues, les portes, les découvertes visuelles, sont d’une telle richesse que Le Corbusier y avait renouvelé sa vision de l’architecture. Si je regarde la rue Didouche Mourad, je vois qu’elle constitue une parfaite unité, mais, dans le détail, chaque immeuble, chaque porte d’immeuble a son individualité.
Je pourrais multiplier les exemples : partout, en Algérie et dans le monde, les tissus urbains anciens sont faits de cette indissociable solidarité entre le collectif et l’individuel, qui en assurent la personnalité. L’uniformité, l’anonymat, sont toujours, et sans exceptions, des représentations de la répression.
Le premier signe de reconnaissance, (d’identité) que l’habitant attribue à son lieu de résidence est son entrée. Lorsqu’il est libre de le faire, chacun met à sa porte un repère distinctif : un carreau décoré de la main de Fatma, une dénomination en fer forgé, un auvent en tuiles vernissées … On pourrait s’amuser à inventorier, dans le monde, toutes les entrées personnalisées d’une façon ou d’une autre ; on en remplirait des dizaines de volumes de photos, et on verrait que l’imagination des gens, lorsqu’on le leur permet, n’a pas de limites. Dans les tissus anciens, cette règle vaut autant pour les immeubles que pour les maisons individuelles (on l’a vu à Didouche Mourad) ; mais aujourd’hui, le divorce entre « l’individuel » et le « collectif » s’est traduit par une rupture typologique évidente : les villas se sont regroupée et relativement uniformisées dans des lotissements ; les immeubles, comme on l’a dit plus haut, se sont pliés au diktat de l’entreprise. Un sentiment de détresse me saisit lorsque je longe ces immeubles où chaque entrée est rigoureusement identique aux autres, où chaque façade est identique aux autres, où l’ensemble de la cité pourrait être ici ou ailleurs. Il arrive même qu’on voie des immeubles absolument semblables dans une ville du sud et dans une ville du littoral ! Il arrive que, dans un immeuble quelconque, on distingue à peine l’entrée, qui n’est qu’une porte donnant directement sur une cage d’escalier. J’appellerai cela la misère culturelle.
J’ai déjà parlé dans ces chroniques des tentatives que j’ai faites, en particulier à la ville nouvelle de Sidi Abdellah, pour revaloriser l’idée d’identification et d’appartenance du cadre bâti : mosaïques très colorées, illustrant les contes des mille et une nuits, à chaque entrée d’immeuble, au quartier de Sidi Bennour ; ou « porte » de quartier marquant bien que ce quartier a un nom, une personnalité, qu’il n’appartient pas à la statistique mais à la réalité vécue.
J.J.Deluz
Les signes identitaires
Une dizaine, une centaine de soldats, portent le même uniforme, ont la même coupe de cheveux, marchent au même pas, et accomplissent les mêmes gestes. Tout est fait pour les désincarner de leur « moi » et les transformer en simples cellules d’un tout dans lequel ils se fondent. Il en va de même des élèves de certains collèges, des religieuses d’un couvent, des internés d’une prison, etc. Il se forme ainsi des collectivités, plus ou moins importantes, dont la vocation est d’effacer les personnalités individuelles. Restent quelques signes distinctifs, mais qui sont de l’ordre des hiérarchies, les colonels et les généraux ont des galons et des casquettes, ce qui leur donne le droit de commander aux autres. Si l’on admet que chez l’être humain, il y a toujours d’un côté une appartenance collective au groupe, et de l’autre l’affirmation d’une individualité, les exemples que j’ai donnés constituent l’aspect extrême de la première, et prennent, à la limite, la forme de structures répressives. A l’opposé, l’individualité s’affirme plus ou moins : sur les milliards d’habitants de la planète, hors des cas limites de gémellité, il n’y a pas deux personnes identiques ; la taille, le visage, la couleur des cheveux, la voix, sont les facteurs apparents de la personnalité ; ces choses incroyables, l’empreinte digitale ou l’adn, permettent de reconnaître chaque personne ; et chacun a sa personnalité, qu’il peut affirmer selon ses propres critères de réflexion ou d’analyse, hors des principes que pourraient lui imposer le groupe. A la limite, s’il veut affirmer sa différence, celui qui se défend contre le groupe ira vers une certaine excentricité, vers le déguisement vestimentaire, vers les idées paradoxales. Le point extrême de l’individu anonyme est le robot. Le point extrême du « moi » est le fou. Dans toute collectivité à la recherche d’harmonie et de bien-être, ces deux facteurs doivent trouver un équilibre.
Or, l’être humain vit, non seulement dans un milieu social, mais dans un cadre de vie bâti et aménagé. Ce que nous avons dit de l’individu se reproduit dans ce milieu. Le couvent, la caserne et la prison, sont austères, anonymes, avec leurs murs nus et les fenêtres qui se répètent uniformément. A l’inverse, le comportement individualiste s’exprime dans la maison par une recherche d’originalité, ou tout au moins de personnalité, plus ou moins ostensible selon le niveau de richesse ou de pauvreté de l’habitant.
Mais, entre la villa et la prison, il y a tout le reste. La ville est un tissu complexe dont les bâtiments publics, les bâtiments d’activités, et surtout l’habitat de la majorité des citadins, sont les éléments constitutifs. Le rapport entre ces formes bâties d’un côté, les aspirations individuelles et collectives de chacun de l’autre, vont être un indice révélateur de l’état de la société.
Or il s’est passé une chose curieuse : alors que, (jusqu’à preuve du contraire) l’habitant moyen de l’Algérie n’est pas encore un robot, son habitat collectif, bâti depuis plus de trente ans par les administrations, les sociétés et les entreprises qui en avaient la charge, est basé sur l’uniformité, l’anonymat, la standardisation, au point que l’individualité n’arrive à s’exprimer que dans des actions perturbantes, comme les appoints de grilles, toutes différentes, aux fenêtres, la couverture en tôle des balcons, les panneaux protégeant l’intimité des logements, etc. La tension entre l’habitant et son cadre de vie est perceptible dans toute la nouvelle périphérie urbaine. L’état, responsable de ce gâchis, se retranche derrière les nécessités quantitatives : construire le plus possible, au plus bas prix possible, le plus vite possible ; l’entreprise, complice, y trouve son bénéfice, et les structures de contrôle, que ce soit au niveau des wilayas ou des APC, ne maîtrisent pas l’urbanisme où ils pratiquent des méthodes dépassées, et n’ont pas le pouvoir d’améliorer l’architecture.
Si l’on veut sortir de cette forme schizophrénique de rapport entre les habitants et leur cadre bâti, il faut comprendre et exprimer les besoins de cet équilibre entre la collectivité et l’individualité, équilibre qui est le fond du problème.
Le mot – clé de la problématique est l’identité. Quelle que soit sa situation dans la société, chacun a besoin d’être lui-même et de se reconnaître dans son environnement. Autrement dit, chacun a besoin d’avoir une image qui lui appartient en propre, (et à laquelle lui-même appartient) de l’endroit où il vit : cet endroit, c’est la ville, c’est le quartier, c’est le morceau de quartier, (la rue, ou ce qu’on appelle parfois l’îlot), l’immeuble, enfin le logement. Et l’équilibre s’exprime à travers le Tout, (l’ensemble, l’unité emblématique, l’expression de la collectivité, de l’être social), et le fragment, (le caractère différencié et reconnaissable de chaque partie du Tout, expression de l’individualité.
Pour mieux m’expliquer, je prendrai l’exemple d’Alger. La ville , c’est le Tout. Mais, comme dans toute métropole, la ville a débordé de ses limites et s’est partagée entre ville historique, (la Casbah et la ville coloniale), et la périphérie, où se regroupent aujourd’hui la majorité des habitants, de Reghaïa à Cheraga ; et l’on remarquera ce fait curieux que pour celui qui habite Birkhadem ou Gué de Constantine, Alger reste essentiellement, en tant qu’image urbaine représentative, l’amphithéâtre naturel qui entoure la baie de l’Amirauté à El Harrach. Si l’image de la ville est ainsi réduite, c’est bien que, pour celui qui habite la périphérie, celle-ci ne fait pas vraiment partie d’Alger, et que, par contre, tous s’approprient l’image de la cité historique. En descendant l’échelle urbaine, on y découvre des quartiers clairement identifiés : Bab el Oued n’est pas la Casbah, ni Larbi Ben M’Hidi, ni Didouche Mourad, ni le Télemly, ni Mouradia, ni le premier mai, ni Belcourt. Chacun a son ambiance propre, sa population attachée, ses espaces dominants et ses îlots de vie urbaine. L’habitant de Bab el Oued s’affirme comme tel, y trouve ses points de repère, (l’horloge et le marché, le square Nelson, la rue commerciale principale, la plage d’El Kettani…), y trouve ses semblables. A la Casbah, le problème est plus subtil à cause de la paupérisation, des mouvements de populations et de la dégradation du bâti, mais qu’on se souvienne de la façon dont Momo Brahimi en parlait. Sous une apparence d’uniformité, tout est différences : les rues, les portes, les découvertes visuelles, sont d’une telle richesse que Le Corbusier y avait renouvelé sa vision de l’architecture. Si je regarde la rue Didouche Mourad, je vois qu’elle constitue une parfaite unité, mais, dans le détail, chaque immeuble, chaque porte d’immeuble a son individualité.
Je pourrais multiplier les exemples : partout, en Algérie et dans le monde, les tissus urbains anciens sont faits de cette indissociable solidarité entre le collectif et l’individuel, qui en assurent la personnalité. L’uniformité, l’anonymat, sont toujours, et sans exceptions, des représentations de la répression.
Le premier signe de reconnaissance, (d’identité) que l’habitant attribue à son lieu de résidence est son entrée. Lorsqu’il est libre de le faire, chacun met à sa porte un repère distinctif : un carreau décoré de la main de Fatma, une dénomination en fer forgé, un auvent en tuiles vernissées … On pourrait s’amuser à inventorier, dans le monde, toutes les entrées personnalisées d’une façon ou d’une autre ; on en remplirait des dizaines de volumes de photos, et on verrait que l’imagination des gens, lorsqu’on le leur permet, n’a pas de limites. Dans les tissus anciens, cette règle vaut autant pour les immeubles que pour les maisons individuelles (on l’a vu à Didouche Mourad) ; mais aujourd’hui, le divorce entre « l’individuel » et le « collectif » s’est traduit par une rupture typologique évidente : les villas se sont regroupée et relativement uniformisées dans des lotissements ; les immeubles, comme on l’a dit plus haut, se sont pliés au diktat de l’entreprise. Un sentiment de détresse me saisit lorsque je longe ces immeubles où chaque entrée est rigoureusement identique aux autres, où chaque façade est identique aux autres, où l’ensemble de la cité pourrait être ici ou ailleurs. Il arrive même qu’on voie des immeubles absolument semblables dans une ville du sud et dans une ville du littoral ! Il arrive que, dans un immeuble quelconque, on distingue à peine l’entrée, qui n’est qu’une porte donnant directement sur une cage d’escalier. J’appellerai cela la misère culturelle.
J’ai déjà parlé dans ces chroniques des tentatives que j’ai faites, en particulier à la ville nouvelle de Sidi Abdellah, pour revaloriser l’idée d’identification et d’appartenance du cadre bâti : mosaïques très colorées, illustrant les contes des mille et une nuits, à chaque entrée d’immeuble, au quartier de Sidi Bennour ; ou « porte » de quartier marquant bien que ce quartier a un nom, une personnalité, qu’il n’appartient pas à la statistique mais à la réalité vécue.
J.J.Deluz
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 14
La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
A propos du logement urbain
Il y a des normes et il y a des réalités. Si l’on admet que chacun a droit au logement, qui est d’ailleurs un facteur important de la paix sociale, on devrait disposer d’une gamme assez variée de modèles pour satisfaire chaque cas particulier : la famille ordinaire avec un, deux, trois enfants ou plus, mais aussi le célibataire inconditionnel, le couple qui ne veut pas –ou ne peut pas – avoir d’enfants, la famille avec ou sans les grand-parents, avec ou sans d’autres proches, les personnes âgées isolées, les handicapés, les artistes, les artisans, les professions libérales organisant leurs activités chez eux, pour citer les configurations les plus probables ; et tous ces gens devraient être mélangés, pour éviter les ghettos de vieux, les ghettos de célibataires, etc.
En face de cela, il y a la NORME ; et la norme est un instrument de paresseux. Dans la mesure où elle définit un modèle, qui, au lieu d’être un seuil à ne pas franchir, est admis comme valeur absolue, elle devient une astreinte arbitraire ; par exemple : la norme de surface d’un logement de trois pièces, fixée à 70 m2 habitables, pourrait être au minimum de cette surface mais avoir quelques mètres carrés de plus qui satisferaient certains postulants. Il suffirait de relativiser le prix à la surface et de procéder à des attributions intelligentes ; ou :
la norme de surface d’une chambre dans un « logement social » sera de 10 m2, alors qu’elle pourrait être beaucoup plus nuancée, (entre 9 et 16 m2) selon la conception et le nombre de pièces de l’appartement ; (J’avais proposé un modèle de logement où la chambre faisait 14 ou 16 m2, avec deux portes et deux fenêtres ; on pouvait donc la diviser en deux pour obtenir deux espaces de sommeil séparés. Je ne pus pas l’expérimenter moi-même mais un ami, Jean Mogenet, architecte, l’utilisa à Médéa, à Berrouaghia et à Ténès) ; un couloir normalisé d’une largeur de 1,10 mètre pourrait très bien selon sa longueur et sa fonction, avoir 1 mètre ou 1,30 mètre ; et ainsi de suite.
Le concept de normalisation commande toute la démarche opérationnelle impliquée par la politique du logement. Tout est simplifié. Les programmes sont préétablis et n’ont plus qu’à être découpés et répartis sur le territoire ; l’architecture est préétablie et n’a plus qu’à se reproduire, avec éventuellement un peu de fantaisie dans les façades. Si je prends les opérations de l’AADL, que je connais bien puisque j’ai projeté 2000 logements pour cet organisme à la ville nouvelle de Sidi Abdellah, le cahier des charges était rigoureusement normatif au mauvais sens du terme : il fallait faire uniquement des logements de trois pièces de 70 m2 et des logements de quatre pièces de 85 m2, (au centimètre près), à l’exclusion de tout autre modèle. Ainsi, lorsque j’avais l’occasion de récupérer des infrastructures pour y faire des duplex de plain-pied avec une petite cour, c’était impossible, puisque ce n’était pas compatible avec la norme ; donc, il valait mieux perdre ces espaces, (qui auraient été agréablement habitables) en laissant à leur place des locaux informels.
Je suis persuadé que ce problème de la norme, qui est une sorte de standardisation programmatique, empêche l’habitat d’évoluer vers un certain niveau qualitatif, pourtant souhaité par les plus hautes autorités du pays. La norme, confondue avec la règle, débouche, lorsqu’elle est conçue de cette façon, sur l’uniformité des logements et des bâtiments, sur la répétition systématique des immeubles, sur le système des « grands ensembles » importé dans les années 70 en Algérie et dont on peine tant à se débarrasser.
L’histoire de l’architecture urbaine, de tous temps et de tous lieux, montre que la qualité des villes a toujours dépendu d’un principe simple : celui du tout unitaire et du fragment diversifié, de la cohésion collective et de l’affirmation individuelle de ses composantes.
Ceci est l’aspect fondamental du problème de l’habitat.
Mais, sous-jacente à cette interrogation de fond, se pose la question du logement lui-même. En introduction, j’ai parlé de la diversité des situations sociales et familiales, qui devraient se répercuter sur des types de logements qui leur soient adaptés. Or cette diversité du programme (nombre d’occupants, situations particulières) se double de la diversité des comportements : modes et façons de vivre sont en relation avec les caractéristiques du logement ; mais, lorsqu’il s’agit d’opérations collectives, qui peuvent se chiffrer en centaines d’appartements, on conçoit bien qu’il est impossible (à moins de changer complètement de méthode) d’adapter précisément chaque logement à chaque habitant. Il y a donc nécessité de rechercher à la fois des possibilités de variations dans les modèles et d’apporter des réponses satisfaisantes à la moyenne des comportements de la population à loger. On se situe entre les deux pôles, d’un côté du cahier des charges excluant toute variante et d’un autre de la liberté de conception que peuvent se permettre les propriétaires des villas ou les « autoconstructeurs ».
Je pose donc la question du modèle : y a-t-il un modèle universel de logement, dont les variantes ne tiendraient qu’à leur coût, ou y a-t-il des modèles spécifiques, attachés à des traditions et à des comportements eux-mêmes spécifiques ? (Algériens, musulmans, méditerranéens ?) En troisième hypothèse, y a-t-il des formes architecturales nouvelles qui pourraient innover dans ce domaine ?
La vérité, s’il y en a une dans un tel contexte d’incertitude et d’évolution, se trouve partiellement dans chacune de ces hypothèses.
Le “modèle universel” est en fait celui qui a été imposé par le système des grands ensembles de l’après-guerre européen. La pratique de la standardisation, d’une certaine industrialisation du bâtiment, ayant nécessité la simplification des types d’organisation du logement, a conduit à une sorte de programme -type qui s’est imposé partout jusqu’à aujourd’hui. C’est le schéma pièce de séjour, x chambres, cuisine, salle de bain, wc, avec éventuellement un balcon ou une loggia. On l’appelle souvent “le logement de type européen”. Dans les modèles d’habitat urbain traditionnels en Algérie, ce schéma n’existe pas, la vie collective autour du patio, l’anonymat des pièces peu hiérarchisées, l’introversion du système traduisent des modes de vie fortement communautaires et une attitude très différente vis-à-vis des conditions climatiques internes. Mais la vie moderne implique d’importants changements de comportement : le travail salarié, la scolarisation à ses différents niveaux, la télévision qui rassemble la famille, les appareils ménagers, l’isolation et le chauffage ont éliminé, même dans les autoconstructions des urbains récemment immigrés, la plupart de ces normes traditionnelles.
Au début des années 1970, j’avais fait deux expériences sur ce thème. J’avais une employée, veuve, qui habitait, à Bougara, une maison qu’elle avait construite et qu’on pourrait appeler “traditionnelle”. De la rue, on entrait dans une cour autour de laquelle les corps de bâtiments (à rez-de-chaussée, avec une toiture en tuiles) devaient se construire successivement pour l’entourer sur trois côtés et chaque pièce donnait directement sur cet espace, proche dans sa fonction du patio ancien. Avec le temps, la propriétaire tourna le dos à ce modèle et envisagea, après diverses variantes de compromis, de ne garder qu’un seul corps de bâtiment, qu’elle prévoyait avec un étage, une toiture-terrasse et un grand balcon sur chaque façade, dont l’organisation était celle du logement moderne. Le bloc banal, cubique, du nouveau logement allait remplacer l’assemblage pittoresque de la vieille bâtisse ; la notion de qualité de vie reste profondément liée à une culture en perdition.
Je visitai aussi la maison toute neuve d’un cousin à elle, dont le schéma était : un couloir central, deux pièces de part et d’autre (une cuisine et trois chambres) et une cour séparant la maison de la rue. Ce schéma était, au moins en apparence, la reproduction type de la petite villa pied-noir des années trente. Ces dispositions allaient à l’encontre de tous les discours passéistes que faisaient alors les architectes. On pouvait toujours dire que le patio était simplement rejeté à l’extérieur, la réalité était bien celle du modèle européen simplifié.
Les arguments décisifs qui ressortirent de mon analyse étaient :
a) Le changement des horaires de vie quotidienne ; la soirée devant la télévision, en particulier, nécessitait en hiver de disposer de pièces chauffées ; la chambre n’était plus seulement le lieu du sommeil, ce pouvait être l’espace d’étude et d’isolement de l’adolescent, par exemple. Dans la vieille maison, dans le meilleur des cas, chaque pièce avait un petit appareil à gaz, mais la porte ouvrant directement sur l’extérieur entraînait un gaspillage important et des variations dangereuses de la température. Le couloir, la coupure entre l’intérieur et l’extérieur, devenaient impératifs.
b) Le deuxième argument était donc l’autonomie de plus en plus affirmée de chaque membre de la famille s’intégrant dans un mode de vie dit “moderne”.
La deuxième expérience que je peux évoquer date de la même époque. J’avais été chargé par le bureau national ETAU de diriger la cellule de l’habitat, et de conduire une opération de plus de 3 000 logements à répartir sur le territoire. Je proposai d’adapter le logement moderne à ce qui me paraissait être spécifique aux modes d’habiter algériens : je résumerai ici les points sur lesquels je proposai de focaliser l’étude architecturale.
1 - L’entrée du logement. Il me paraissait capital qu’un espace d’entrée sépare la partie intime de la partie publique (le palier de la cage d’escalier). Ce point me paraît toujours valable et quand je vois des entreprises ou des bureaux étrangers proposer des modèles où la porte d’entrée donne directement sur la pièce principale, qui elle-même distribue directement les autres pièces, y compris la salle de bain et les toilettes, je suis persuadé que cela ne peut pas marcher ; la préservation de l’intimité, la pudeur dans les rapports de sexes restent des valeurs profondes de la religion et de la tradition dans le pays.
2 - L’espace de réception. J’avais remarqué que, dans les structures familiales ou
claniques de l’Algérie, la fonction de réception d’un étranger à la famille (le cousin, l’arrière-cousin, l’ami) était fréquente. Cette intrusion dans le groupe familial nécessitait, dans l’idéal, une position de semi-indépendance ; j’avais donc imaginé que, dans chaque logement, une pièce et le wc devaient donner sur l’entrée, décrite au point 1. L’idée reste peut-être valable, mais constitue une contrainte architecturale un peu lourde.
3 - La polyvalence des pièces. Dans le rapport entre surfaces globales et surfaces particulières, il me semblait que la formule de la grande pièce (séjour) et les chambres de dimensions réduites, n’était pas forcément la meilleure. Des pièces
relativement égales et bien entendu les plus grandes possible, étaient-elles préférables ?
4-La cuisine. Le logement européen tend à la placer le plus près possible de l’entrée.
Compte tenu de la préservation de l’intimité, de sa fonction spécifique du domaine féminin, je proposai au contraire de la reporter loin de l’entrée. D’autre part, la notion de cuisine-laboratoire à l’américaine était exclue, sa surface devait être égale ou supérieure à celle des autres pièces. La surveillance des enfants et leurs repas appartenaient à ce domaine.
5 - La terrasse : les balcons, les loggias ne sont pas toujours bien utilisés, alors que le climat du pays incite à vivre le plus possible à l’extérieur. Le patio, la cour, la toiture-terrasse traduisaient cette aspiration. Aussi j’avais pensé que chaque logement aurait une terrasse découverte, grande comme une chambre, lieu d’activités extérieures, de préparation culinaire, de jeux des enfants, de repos ou de bricolage. Cette terrasse serait au contact de la pièce principale et de la cuisine. Cela induisait un étagement des logements tel qu’à chaque étage, la terrasse soit dégagée de toute superposition, avec en plus la difficulté de préserver, pour chacune, l’intimité, la protection contre les vues des voisins. Ce système fut expérimenté avec l’ETAU, qui abandonna l’expérience après mon départ. J’ai constaté par la suite que la tentation était forte, pour l’habitant, de récupérer l’espace-terrasse pour en faire, soit une pièce supplémentaire, soit un espace couvert protégé du soleil et de la pluie. L’idée de la terrasse découverte reste pourtant vivante, et mon collègue tunisien Ouardani (décédé en 2006) l’a proposée pour la ville nouvelle de Bouinan.
Quelle que soit la prise en compte partielle ou totale de ces hypothèses, le problème est ouvert ; mais la rigueur des normes, des cahiers des charges, que j’ai évoquée au début de cette chronique, empêche actuellement toute dynamique d’innovation. Il faudrait encore parler des cages d’escaliers (leur hygiène, leur ventilation, la convivialité de l’espace), de l’utilisation intelligente des rez-de-chaussée, du système des duplex, de l’usage collectif des toitures-terrasses… L’architecte Karim Boukhenfouf me disait récemment que la crise du logement était due beaucoup plus à l’insatisfaction des gens logés qu’au manque proprement dit de logements. Si cette affirmation est vraie, il faut réviser la vision que l’on a (par exemple) du programme d’un million de logements et réévaluer qualitativement la conception même de l’habitat.
J.J.Deluz
A propos du logement urbain
Il y a des normes et il y a des réalités. Si l’on admet que chacun a droit au logement, qui est d’ailleurs un facteur important de la paix sociale, on devrait disposer d’une gamme assez variée de modèles pour satisfaire chaque cas particulier : la famille ordinaire avec un, deux, trois enfants ou plus, mais aussi le célibataire inconditionnel, le couple qui ne veut pas –ou ne peut pas – avoir d’enfants, la famille avec ou sans les grand-parents, avec ou sans d’autres proches, les personnes âgées isolées, les handicapés, les artistes, les artisans, les professions libérales organisant leurs activités chez eux, pour citer les configurations les plus probables ; et tous ces gens devraient être mélangés, pour éviter les ghettos de vieux, les ghettos de célibataires, etc.
En face de cela, il y a la NORME ; et la norme est un instrument de paresseux. Dans la mesure où elle définit un modèle, qui, au lieu d’être un seuil à ne pas franchir, est admis comme valeur absolue, elle devient une astreinte arbitraire ; par exemple : la norme de surface d’un logement de trois pièces, fixée à 70 m2 habitables, pourrait être au minimum de cette surface mais avoir quelques mètres carrés de plus qui satisferaient certains postulants. Il suffirait de relativiser le prix à la surface et de procéder à des attributions intelligentes ; ou :
la norme de surface d’une chambre dans un « logement social » sera de 10 m2, alors qu’elle pourrait être beaucoup plus nuancée, (entre 9 et 16 m2) selon la conception et le nombre de pièces de l’appartement ; (J’avais proposé un modèle de logement où la chambre faisait 14 ou 16 m2, avec deux portes et deux fenêtres ; on pouvait donc la diviser en deux pour obtenir deux espaces de sommeil séparés. Je ne pus pas l’expérimenter moi-même mais un ami, Jean Mogenet, architecte, l’utilisa à Médéa, à Berrouaghia et à Ténès) ; un couloir normalisé d’une largeur de 1,10 mètre pourrait très bien selon sa longueur et sa fonction, avoir 1 mètre ou 1,30 mètre ; et ainsi de suite.
Le concept de normalisation commande toute la démarche opérationnelle impliquée par la politique du logement. Tout est simplifié. Les programmes sont préétablis et n’ont plus qu’à être découpés et répartis sur le territoire ; l’architecture est préétablie et n’a plus qu’à se reproduire, avec éventuellement un peu de fantaisie dans les façades. Si je prends les opérations de l’AADL, que je connais bien puisque j’ai projeté 2000 logements pour cet organisme à la ville nouvelle de Sidi Abdellah, le cahier des charges était rigoureusement normatif au mauvais sens du terme : il fallait faire uniquement des logements de trois pièces de 70 m2 et des logements de quatre pièces de 85 m2, (au centimètre près), à l’exclusion de tout autre modèle. Ainsi, lorsque j’avais l’occasion de récupérer des infrastructures pour y faire des duplex de plain-pied avec une petite cour, c’était impossible, puisque ce n’était pas compatible avec la norme ; donc, il valait mieux perdre ces espaces, (qui auraient été agréablement habitables) en laissant à leur place des locaux informels.
Je suis persuadé que ce problème de la norme, qui est une sorte de standardisation programmatique, empêche l’habitat d’évoluer vers un certain niveau qualitatif, pourtant souhaité par les plus hautes autorités du pays. La norme, confondue avec la règle, débouche, lorsqu’elle est conçue de cette façon, sur l’uniformité des logements et des bâtiments, sur la répétition systématique des immeubles, sur le système des « grands ensembles » importé dans les années 70 en Algérie et dont on peine tant à se débarrasser.
L’histoire de l’architecture urbaine, de tous temps et de tous lieux, montre que la qualité des villes a toujours dépendu d’un principe simple : celui du tout unitaire et du fragment diversifié, de la cohésion collective et de l’affirmation individuelle de ses composantes.
Ceci est l’aspect fondamental du problème de l’habitat.
Mais, sous-jacente à cette interrogation de fond, se pose la question du logement lui-même. En introduction, j’ai parlé de la diversité des situations sociales et familiales, qui devraient se répercuter sur des types de logements qui leur soient adaptés. Or cette diversité du programme (nombre d’occupants, situations particulières) se double de la diversité des comportements : modes et façons de vivre sont en relation avec les caractéristiques du logement ; mais, lorsqu’il s’agit d’opérations collectives, qui peuvent se chiffrer en centaines d’appartements, on conçoit bien qu’il est impossible (à moins de changer complètement de méthode) d’adapter précisément chaque logement à chaque habitant. Il y a donc nécessité de rechercher à la fois des possibilités de variations dans les modèles et d’apporter des réponses satisfaisantes à la moyenne des comportements de la population à loger. On se situe entre les deux pôles, d’un côté du cahier des charges excluant toute variante et d’un autre de la liberté de conception que peuvent se permettre les propriétaires des villas ou les « autoconstructeurs ».
Je pose donc la question du modèle : y a-t-il un modèle universel de logement, dont les variantes ne tiendraient qu’à leur coût, ou y a-t-il des modèles spécifiques, attachés à des traditions et à des comportements eux-mêmes spécifiques ? (Algériens, musulmans, méditerranéens ?) En troisième hypothèse, y a-t-il des formes architecturales nouvelles qui pourraient innover dans ce domaine ?
La vérité, s’il y en a une dans un tel contexte d’incertitude et d’évolution, se trouve partiellement dans chacune de ces hypothèses.
Le “modèle universel” est en fait celui qui a été imposé par le système des grands ensembles de l’après-guerre européen. La pratique de la standardisation, d’une certaine industrialisation du bâtiment, ayant nécessité la simplification des types d’organisation du logement, a conduit à une sorte de programme -type qui s’est imposé partout jusqu’à aujourd’hui. C’est le schéma pièce de séjour, x chambres, cuisine, salle de bain, wc, avec éventuellement un balcon ou une loggia. On l’appelle souvent “le logement de type européen”. Dans les modèles d’habitat urbain traditionnels en Algérie, ce schéma n’existe pas, la vie collective autour du patio, l’anonymat des pièces peu hiérarchisées, l’introversion du système traduisent des modes de vie fortement communautaires et une attitude très différente vis-à-vis des conditions climatiques internes. Mais la vie moderne implique d’importants changements de comportement : le travail salarié, la scolarisation à ses différents niveaux, la télévision qui rassemble la famille, les appareils ménagers, l’isolation et le chauffage ont éliminé, même dans les autoconstructions des urbains récemment immigrés, la plupart de ces normes traditionnelles.
Au début des années 1970, j’avais fait deux expériences sur ce thème. J’avais une employée, veuve, qui habitait, à Bougara, une maison qu’elle avait construite et qu’on pourrait appeler “traditionnelle”. De la rue, on entrait dans une cour autour de laquelle les corps de bâtiments (à rez-de-chaussée, avec une toiture en tuiles) devaient se construire successivement pour l’entourer sur trois côtés et chaque pièce donnait directement sur cet espace, proche dans sa fonction du patio ancien. Avec le temps, la propriétaire tourna le dos à ce modèle et envisagea, après diverses variantes de compromis, de ne garder qu’un seul corps de bâtiment, qu’elle prévoyait avec un étage, une toiture-terrasse et un grand balcon sur chaque façade, dont l’organisation était celle du logement moderne. Le bloc banal, cubique, du nouveau logement allait remplacer l’assemblage pittoresque de la vieille bâtisse ; la notion de qualité de vie reste profondément liée à une culture en perdition.
Je visitai aussi la maison toute neuve d’un cousin à elle, dont le schéma était : un couloir central, deux pièces de part et d’autre (une cuisine et trois chambres) et une cour séparant la maison de la rue. Ce schéma était, au moins en apparence, la reproduction type de la petite villa pied-noir des années trente. Ces dispositions allaient à l’encontre de tous les discours passéistes que faisaient alors les architectes. On pouvait toujours dire que le patio était simplement rejeté à l’extérieur, la réalité était bien celle du modèle européen simplifié.
Les arguments décisifs qui ressortirent de mon analyse étaient :
a) Le changement des horaires de vie quotidienne ; la soirée devant la télévision, en particulier, nécessitait en hiver de disposer de pièces chauffées ; la chambre n’était plus seulement le lieu du sommeil, ce pouvait être l’espace d’étude et d’isolement de l’adolescent, par exemple. Dans la vieille maison, dans le meilleur des cas, chaque pièce avait un petit appareil à gaz, mais la porte ouvrant directement sur l’extérieur entraînait un gaspillage important et des variations dangereuses de la température. Le couloir, la coupure entre l’intérieur et l’extérieur, devenaient impératifs.
b) Le deuxième argument était donc l’autonomie de plus en plus affirmée de chaque membre de la famille s’intégrant dans un mode de vie dit “moderne”.
La deuxième expérience que je peux évoquer date de la même époque. J’avais été chargé par le bureau national ETAU de diriger la cellule de l’habitat, et de conduire une opération de plus de 3 000 logements à répartir sur le territoire. Je proposai d’adapter le logement moderne à ce qui me paraissait être spécifique aux modes d’habiter algériens : je résumerai ici les points sur lesquels je proposai de focaliser l’étude architecturale.
1 - L’entrée du logement. Il me paraissait capital qu’un espace d’entrée sépare la partie intime de la partie publique (le palier de la cage d’escalier). Ce point me paraît toujours valable et quand je vois des entreprises ou des bureaux étrangers proposer des modèles où la porte d’entrée donne directement sur la pièce principale, qui elle-même distribue directement les autres pièces, y compris la salle de bain et les toilettes, je suis persuadé que cela ne peut pas marcher ; la préservation de l’intimité, la pudeur dans les rapports de sexes restent des valeurs profondes de la religion et de la tradition dans le pays.
2 - L’espace de réception. J’avais remarqué que, dans les structures familiales ou
claniques de l’Algérie, la fonction de réception d’un étranger à la famille (le cousin, l’arrière-cousin, l’ami) était fréquente. Cette intrusion dans le groupe familial nécessitait, dans l’idéal, une position de semi-indépendance ; j’avais donc imaginé que, dans chaque logement, une pièce et le wc devaient donner sur l’entrée, décrite au point 1. L’idée reste peut-être valable, mais constitue une contrainte architecturale un peu lourde.
3 - La polyvalence des pièces. Dans le rapport entre surfaces globales et surfaces particulières, il me semblait que la formule de la grande pièce (séjour) et les chambres de dimensions réduites, n’était pas forcément la meilleure. Des pièces
relativement égales et bien entendu les plus grandes possible, étaient-elles préférables ?
4-La cuisine. Le logement européen tend à la placer le plus près possible de l’entrée.
Compte tenu de la préservation de l’intimité, de sa fonction spécifique du domaine féminin, je proposai au contraire de la reporter loin de l’entrée. D’autre part, la notion de cuisine-laboratoire à l’américaine était exclue, sa surface devait être égale ou supérieure à celle des autres pièces. La surveillance des enfants et leurs repas appartenaient à ce domaine.
5 - La terrasse : les balcons, les loggias ne sont pas toujours bien utilisés, alors que le climat du pays incite à vivre le plus possible à l’extérieur. Le patio, la cour, la toiture-terrasse traduisaient cette aspiration. Aussi j’avais pensé que chaque logement aurait une terrasse découverte, grande comme une chambre, lieu d’activités extérieures, de préparation culinaire, de jeux des enfants, de repos ou de bricolage. Cette terrasse serait au contact de la pièce principale et de la cuisine. Cela induisait un étagement des logements tel qu’à chaque étage, la terrasse soit dégagée de toute superposition, avec en plus la difficulté de préserver, pour chacune, l’intimité, la protection contre les vues des voisins. Ce système fut expérimenté avec l’ETAU, qui abandonna l’expérience après mon départ. J’ai constaté par la suite que la tentation était forte, pour l’habitant, de récupérer l’espace-terrasse pour en faire, soit une pièce supplémentaire, soit un espace couvert protégé du soleil et de la pluie. L’idée de la terrasse découverte reste pourtant vivante, et mon collègue tunisien Ouardani (décédé en 2006) l’a proposée pour la ville nouvelle de Bouinan.
Quelle que soit la prise en compte partielle ou totale de ces hypothèses, le problème est ouvert ; mais la rigueur des normes, des cahiers des charges, que j’ai évoquée au début de cette chronique, empêche actuellement toute dynamique d’innovation. Il faudrait encore parler des cages d’escaliers (leur hygiène, leur ventilation, la convivialité de l’espace), de l’utilisation intelligente des rez-de-chaussée, du système des duplex, de l’usage collectif des toitures-terrasses… L’architecte Karim Boukhenfouf me disait récemment que la crise du logement était due beaucoup plus à l’insatisfaction des gens logés qu’au manque proprement dit de logements. Si cette affirmation est vraie, il faut réviser la vision que l’on a (par exemple) du programme d’un million de logements et réévaluer qualitativement la conception même de l’habitat.
J.J.Deluz
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 15
La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
Formalisme
Deux façons de concevoir l’architecture
Le formalisme n’est pas un style ; c’est plutôt, au contraire, une absence de méthode, un dogmatisme. Cela se retrouve dans toutes les formes d’expression artistique et particulièrement dans la poésie, la peinture et l’architecture. C’est sur cette dernière que je focaliserai mes réflexions, dans ce chapitre en trois épisodes.
Il y a formalisme chaque fois que le concepteur (l’artiste, l’architecte…), au lieu de puiser dans la réalité du problème qu’il a à résoudre, invente une forme. Une telle définition peut surprendre car on imagine volontiers que l’artiste est un inventeur de formes ; la nuance est subtile. En réalité, personne n’invente quoi que ce soit ; chaque objet nouveau procède des objets ou des connaissances qui l’ont précédé. Picasso n’aurait pas été ce qu’il fut s’il n’y avait pas eu avant lui Gauguin, Velasquez ou les arts primitifs. Le Corbusier n’aurait pas été la tête de file de l’architecture moderne sans ses maîtres (Lepplatenier à la Chaux-de-Fond, Perret à Paris, son voyage en Turquie) ou du moins si ces maîtres à penser n’avaient pas été là, il y en aurait eu d’autres ; chacun tire sa substance dans ce qu’il trouve et cette faculté d’absorption est une des clés de la capacité créatrice. D’autre part, chaque objet nouveau procède d’un environnement et d’une conjoncture : autrement dit de tout cet ensemble de données physiques et mentales dans lequel nous sommes immergés. Si l’on n’invente rien à proprement parler, on crée et cet acte est le résultat d’une alchimie complexe. D’un côté, comme on l’a vu à propos de Picasso ou de Le Corbusier, il y a l’acquit expérimental, ce qu’on appelle la culture ; d’un autre, il y a la capacité à transformer les données d’un problème (je fais le portrait d’une personne, je construis une maison pour un client) en forme concrète, en tableau, en bâtiment. Là intervient la faculté imaginative : culture et imagination. Mais l’imagination n’est pas la baguette magique. Il faut comprendre qu’on n’invente jamais rien mais qu’on interprète, de la façon la plus riche et la plus véridique possible, les données de la réalité. Déjà Diderot, au XVIIIe siècle, pressentait cela : “L’imagination est la faculté de se rappeler des images”, écrivait-il dans De la poésie dramatique. Puis Baudelaire, au XIXe siècle, avait émis cette idée (cité par Todorov) : “L’imagination est la plus scientifique des facultés, parce qu’elle seule comprend l’analogie universelle” et “l’imagination est la reine du vrai” et Shelley (cité par Bachelard) : “L’imagination est capable de nous faire créer ce que nous voyons.” Parmi nos contemporains, l’écrivain et photographe Hervé Guibert notait à propos de Kertèsz : “Il faut de l’imagination pour voir la réalité”, et Jean-Paul Sartre, dans Situations X, “intelligence, imagination, sensibilité, sont une seule et même chose que je pourrais désigner sous le nom de vécu”. C’est Gabriel Garcia-Marquès qui a peut-être le mieux défini ce phénomène en montrant que dans tous ses textes, même les plus fous, la réalité était toujours à la base des images produites : l’irréalité de ses visions n’était toujours qu’une amplification lyrique de ce qu’il avait vu ou vécu. Cent ans de solitude peut être décrypté entièrement avec cette clé.
Pour l’architecture, le processus créatif est de même nature : culture (mémoire) et réalité nourrissent l’imagination, l’imagination produit l’objet logique qui est, d’une certaine façon, le résultat d’une équation si complexe qu’aucun ordinateur ne pourrait y répondre.
On peut comprendre, dès lors, ce qu’est le formalisme : c’est la démarche inverse de tout ce qui précède. Privée de tout appui sur la réalité du problème posé – privée de son aliment naturel qui n’est pas l’objet à créer, en soi, mais la substance nourricière qui peut donner naissance à cet objet, l’imagination devient une simple machine à fabriquer des formes ; et comme il faut des prétextes pour justifier ces formes, elle ne peut s’appuyer que sur des dogmes ou des modèles. Les mots qui pourront qualifier le formalisme seront la gratuité, l’arbitraire, la simplification, qui ne veut pas dire la simplicité, car elle se traduit souvent, au contraire, par de la complication inutile.
Je parlerai, dans les chroniques suivantes, de l’aspect historique de ces notions. Pour le moment, je me contenterai de regarder ce qui se passe aujourd’hui : sur le plan mondial, l’architecture actuelle, qui bénéficie de la publicité des médias, est à l’opposé de tout le développement précédent ; elle est la quintessence du formalisme. Plusieurs phénomènes s’interfèrent ; le pouvoir de l’argent s’est approprié l’outil médiatique, et chaque groupe dominant, (entreprises cotées à la Bourse, monopoles financiers, ou pouvoirs politiques) cherche à s’affirmer au-dessus des autres : à celui qui fera le building le plus haut ou le bâtiment le plus étonnant. Les architectes, avides de commandes prestigieuses et rentables, se battent sur ce terrain ; ils ne cherchent plus à produire l’objet le plus logique ou le mieux adapté à la réalité de son environnement, mais à dresser dans l’espace l’image la plus spectaculaire possible. Aussi s’internationalisent-ils le plus possible dans les domaines les plus juteux, immeubles d’affaires, musées ou salles de spectacles, palais des congrès, etc. et s’intéressent de moins en moins au quotidien des habitants, à l’habitat, aux petits aménagements urbains qui font le sel de la vie. Enfin, les médias alimentent la machine : les critiques ne s’intéressent plus qu’à l’œuvre spectaculaire, l’image (l’apparence) cache le réel. Les historiens de l’art confondent cette architecture du paraître avec un hypothétique style contemporain. Généralement, ces architectures du prestige sont posées dans leur environnement comme des objets insolites, détachés de toute contingence. L’architecte, une fois établie sa célébrité, grâce à son talent et à son opportunisme, va être appelé aux quatre coins du monde pour tel ou tel bâtiment représentatif, et va, dans des pays dont il connaît mal la culture, les mémoires, la réalité géographique et la réalité sociale (pour peu même qu’il s’y intéresse), produire, non pas l’objet logique intégré dans l’ensemble de cette réalité, mais une variante de ses fantasmes formels.
En Algérie, des considérations occultes sont à prendre en considération : une économie qui cherche à s’intégrer dans les circuits mondiaux, une politique de prestige, un outil de production local dévalorisé (entreprises, architectes), conduisent l’Etat à se tourner vers des pays prêts à investir massivement dans les grosses commandes : mais comment un architecte sud-coréen (ou de Chine, ou des pays arabes) peut-il, à distance, inscrit dans un système de production qui est le sien, connaître les réalités algériennes ? Il n’a qu’une solution, qui est celle de la forme pour la forme, celle du formalisme. Quant à l’architecte algérien, si on lui donne la parole, il va tenter de concurrencer son adversaire en utilisant les mêmes armes, celles de la représentation formelle.
Il y a le prestige et il y a les besoins de la population. En Algérie, une masse importante du domaine bâti appartient à ce secteur qu’on appelle informel, ou spontané, dans lequel le propriétaire d’une parcelle construit sa maison, parfois son petit immeuble, selon sa propre conception ou selon les plans d’un architecte qu’il ne respecte pas et qu’il n’a fait faire que pour obtenir un permis de construire. Mais toutes traditions perdues, toute nouvelle culture absente ou balbutiante, cette architecture qui est censée représenter l’expression directe de l’habitant n’exprime que des fantasmes et, à l’inverse mais dans la même illusion que chez les grands architectes internationaux, reste une forme effective du formalisme. Il s’agit là d’un thème trop important pour que je le traite ici, ce sera l’objet d’une autre chronique.
Deux façons de concevoir l’architecture
Pour la plupart des gens, et des architectes eux-mêmes, l’architecture s’exprime par ses façades. Un bâtiment est « beau » si ses façades sont belles. Cette façon primaire de voir les choses met en cause plusieurs concepts : une façade est-elle réellement l’élément représentatif de ce qu’elle cache ou enveloppe ? La composition architecturale, autrement dit l’acte de création de l’objet à bâtir, a-t-elle toujours été en premier lieu celle des façades ? Quelle relation y a-t-il entre l’urbanisme et l’architecture de façades ? Ces questions vont nous entraîner dans une quantité de directions.
L’idée de façade n’est pas si ancienne que cela. Dans les architectures traditionnelles – les vieux villages, les implantations primitives, l’expression vernaculaire – l’édifice (maison, mosquée ou autre) est le fragment d’un tout et son rapport à la rue ou à l’espace qui la dessert, n’est qu’un rapport d’accès et de dégagement ; ce qui est important est donc essentiellement la porte, le reste ne remplissant qu’un rôle d’éclairage ou de ventilation là où cela est nécessaire. La notion de façade n’apparaît qu’avec le développement des pouvoirs et des hiérarchies, et accompagne la géométrisation des espaces : sur une rue rectiligne ou un boulevard, l’alignement des maisons, sur une place le décor frontal d’un palais ou d’une église. L’art monumental, qui s’affirme de plus en plus entre la Renaissance et la fin du XIXe siècle, est l’expression des pouvoirs civils et religieux, de la domination du patriarcat sur le matriarcat (notion que j’expliquerai dans une autre chronique) et en même temps l’instauration d’une attitude des artistes que nous appellerons le formalisme : par là, il faut entendre tout acte de création artistique dans lequel les règles arbitraires d’un dogme prennent le pas sur les règles naturelles ; par règles naturelles, j’entends toutes celles qui procèdent de la logique de l’objet, issue elle-même de toutes les contingences de la réalité. Cette tendance s’est particulièrement affirmée dans les écoles européennes du XIXe siècle et constituent l’académisme : les écoles des beaux-arts devinrent les bastions du formalisme de façades, ancrage dans la monumentalité dont on n’est pas sorti aujourd’hui.
Le XXe siècle a été celui de la remise en question, des révolutions techniques et artistiques diverses, de la confusion dont l’analyse détaillée dépasse largement notre propos. Quelques points essentiels sont à relever : les mouvements émancipant la peinture de la copie aboutissent, à la phase la plus importante de cette évolution, au cubisme, dont une particularité essentielle fut de remettre en cause la vision frontale. Autrement dit, le sujet ne se regarde plus dans son seul aspect de façade,(du portrait à l’objet et au bâtiment) mais dans toutes ses composantes tridimensionnelles, internes-externes. Cette révélation de la tridimensionnalité de l’objet, renouant avec les expressions vernaculaires dont nous parlions plus haut, à travers la découverte des « arts primitifs », va déclencher la révolution de l’architecture moderne. Il y eut quelques grands précurseurs, parmi lesquels les deux génies de la fin du XIXe siècle, Antonio Gaudi à Barcelone, Frank Llyod Wright aux Etat-Unis. L’impact sur l’architecture fut donc surtout de considérer le bâtiment comme un ensemble de volumes et d’espaces s’interpénétrant, affranchis des anciens alignements sur les rues, donc affranchis de la notion même de façade, et perçu, en quelque sorte, comme une sculpture dans l’espace. Le bâtiment ne se regarde plus sous son angle frontal, on tourne autour et dedans, « on l’apprécie au pas » comme disait Le Corbusier.
Un autre mouvement capital dans l’évolution artistique du XXe siècle fut la création du Bauhaus à Dessau, école allemande fondée par l’architecte Gropius, dans laquelle la frontière entre les arts était ouverte et où exercèrent des personnalités marquantes comme les architectes Hannes Meier, Mies Van der Rohe, Max Bill, le peintre Paul Klee, etc. Cette activité fut rompue par l’émergence du nazisme et eut une seconde vie, à Ulm, après la guerre. L’orientation était articulée autour du développement industriel de la fabrication des objets confronté à leurs logiques minimalistes de formes et de matériaux. Les préoccupations humaines, sociales et politiques n’étaient pas absentes de l’enseignement, comme l’attestent les écrits de Gropius ou de Meier. Une esthétique de la forme épurée, répondant strictement aux usages de l’objet et aux logiques de sa fabrication, l’idée que la beauté de l’objet était liée à son « évidence » et à la qualité du matériau, et par conséquent le rejet de toute intervention décorative caractérisaient le Bauhaus. L’exemplarité des arts primitifs ou vernaculaires jouait également un grand rôle. A titre anecdotique, je rappellerai qu’une équipe d’anciens élèves d’Ulm, regroupée par Jean-Marie Boëglin à la Société nationale de sidérurgie, mit en place toute la politique graphique de la société,(sigle, expositions, publications, etc) ; après leur départ, le kitsch reprit ses droits.
La révolution moderne, est sans doute pour l’architecture représentée le plus fortement par ces deux tendances (Le Corbusier et le Bauhaus), les plus importantes dans le rejet de l’académisme et de son formalisme. Mais ces mouvements, porteurs de renouveau, se sont détériorés dès après la seconde guerre mondiale pour diverses raisons : la première, déterminée à la fois par les besoins de la reconstruction et par l’appétit spéculatif des entreprises, entraîna une banalisation de l’architecture moderne qu’on simplifia dans ses formes les plus réductrices : le bloc rectangulaire, la schématisation des fonctions, la répétition des modèles, au seul profit de l’enrichissement des constructeurs. Le résultat fut qu’on finit par assimiler l’architecture moderne à sa caricature, en l’accusant de « fonctionnalisme », par exemple, alors que rien n’était plus étendu et sensible, dans l’esprit des novateurs, que « la fonction ». Hannes Meier comparait l’architecture à une biologie complexe. Cette dégénération architecturale gagna logiquement l’Algérie dans les années 50 et produit encore ses méfaits aujourd’hui.
Sur le plan international, une conséquence de cette déviation a été un rejet en bloc du modernisme, tel que l’avaient instauré les avant-gardes européennes et américaines (Le Corbusier, Alvar Aalto, Richard Neutra, le Bauhaus…) par la majorité des architectes, qui se sont tournés vers des formes plus ou moins douteuses ou décadentes, telles que le post-modernisme diversement consacré à l’imitation du passé, ou au contraire vers la haute technologie. L’aboutissement de cette réaction a été l’émergence d’un nouvel académisme, celui de la « grande œuvre ».
A suivre
J.J.Deluz
Formalisme
Deux façons de concevoir l’architecture
Le formalisme n’est pas un style ; c’est plutôt, au contraire, une absence de méthode, un dogmatisme. Cela se retrouve dans toutes les formes d’expression artistique et particulièrement dans la poésie, la peinture et l’architecture. C’est sur cette dernière que je focaliserai mes réflexions, dans ce chapitre en trois épisodes.
Il y a formalisme chaque fois que le concepteur (l’artiste, l’architecte…), au lieu de puiser dans la réalité du problème qu’il a à résoudre, invente une forme. Une telle définition peut surprendre car on imagine volontiers que l’artiste est un inventeur de formes ; la nuance est subtile. En réalité, personne n’invente quoi que ce soit ; chaque objet nouveau procède des objets ou des connaissances qui l’ont précédé. Picasso n’aurait pas été ce qu’il fut s’il n’y avait pas eu avant lui Gauguin, Velasquez ou les arts primitifs. Le Corbusier n’aurait pas été la tête de file de l’architecture moderne sans ses maîtres (Lepplatenier à la Chaux-de-Fond, Perret à Paris, son voyage en Turquie) ou du moins si ces maîtres à penser n’avaient pas été là, il y en aurait eu d’autres ; chacun tire sa substance dans ce qu’il trouve et cette faculté d’absorption est une des clés de la capacité créatrice. D’autre part, chaque objet nouveau procède d’un environnement et d’une conjoncture : autrement dit de tout cet ensemble de données physiques et mentales dans lequel nous sommes immergés. Si l’on n’invente rien à proprement parler, on crée et cet acte est le résultat d’une alchimie complexe. D’un côté, comme on l’a vu à propos de Picasso ou de Le Corbusier, il y a l’acquit expérimental, ce qu’on appelle la culture ; d’un autre, il y a la capacité à transformer les données d’un problème (je fais le portrait d’une personne, je construis une maison pour un client) en forme concrète, en tableau, en bâtiment. Là intervient la faculté imaginative : culture et imagination. Mais l’imagination n’est pas la baguette magique. Il faut comprendre qu’on n’invente jamais rien mais qu’on interprète, de la façon la plus riche et la plus véridique possible, les données de la réalité. Déjà Diderot, au XVIIIe siècle, pressentait cela : “L’imagination est la faculté de se rappeler des images”, écrivait-il dans De la poésie dramatique. Puis Baudelaire, au XIXe siècle, avait émis cette idée (cité par Todorov) : “L’imagination est la plus scientifique des facultés, parce qu’elle seule comprend l’analogie universelle” et “l’imagination est la reine du vrai” et Shelley (cité par Bachelard) : “L’imagination est capable de nous faire créer ce que nous voyons.” Parmi nos contemporains, l’écrivain et photographe Hervé Guibert notait à propos de Kertèsz : “Il faut de l’imagination pour voir la réalité”, et Jean-Paul Sartre, dans Situations X, “intelligence, imagination, sensibilité, sont une seule et même chose que je pourrais désigner sous le nom de vécu”. C’est Gabriel Garcia-Marquès qui a peut-être le mieux défini ce phénomène en montrant que dans tous ses textes, même les plus fous, la réalité était toujours à la base des images produites : l’irréalité de ses visions n’était toujours qu’une amplification lyrique de ce qu’il avait vu ou vécu. Cent ans de solitude peut être décrypté entièrement avec cette clé.
Pour l’architecture, le processus créatif est de même nature : culture (mémoire) et réalité nourrissent l’imagination, l’imagination produit l’objet logique qui est, d’une certaine façon, le résultat d’une équation si complexe qu’aucun ordinateur ne pourrait y répondre.
On peut comprendre, dès lors, ce qu’est le formalisme : c’est la démarche inverse de tout ce qui précède. Privée de tout appui sur la réalité du problème posé – privée de son aliment naturel qui n’est pas l’objet à créer, en soi, mais la substance nourricière qui peut donner naissance à cet objet, l’imagination devient une simple machine à fabriquer des formes ; et comme il faut des prétextes pour justifier ces formes, elle ne peut s’appuyer que sur des dogmes ou des modèles. Les mots qui pourront qualifier le formalisme seront la gratuité, l’arbitraire, la simplification, qui ne veut pas dire la simplicité, car elle se traduit souvent, au contraire, par de la complication inutile.
Je parlerai, dans les chroniques suivantes, de l’aspect historique de ces notions. Pour le moment, je me contenterai de regarder ce qui se passe aujourd’hui : sur le plan mondial, l’architecture actuelle, qui bénéficie de la publicité des médias, est à l’opposé de tout le développement précédent ; elle est la quintessence du formalisme. Plusieurs phénomènes s’interfèrent ; le pouvoir de l’argent s’est approprié l’outil médiatique, et chaque groupe dominant, (entreprises cotées à la Bourse, monopoles financiers, ou pouvoirs politiques) cherche à s’affirmer au-dessus des autres : à celui qui fera le building le plus haut ou le bâtiment le plus étonnant. Les architectes, avides de commandes prestigieuses et rentables, se battent sur ce terrain ; ils ne cherchent plus à produire l’objet le plus logique ou le mieux adapté à la réalité de son environnement, mais à dresser dans l’espace l’image la plus spectaculaire possible. Aussi s’internationalisent-ils le plus possible dans les domaines les plus juteux, immeubles d’affaires, musées ou salles de spectacles, palais des congrès, etc. et s’intéressent de moins en moins au quotidien des habitants, à l’habitat, aux petits aménagements urbains qui font le sel de la vie. Enfin, les médias alimentent la machine : les critiques ne s’intéressent plus qu’à l’œuvre spectaculaire, l’image (l’apparence) cache le réel. Les historiens de l’art confondent cette architecture du paraître avec un hypothétique style contemporain. Généralement, ces architectures du prestige sont posées dans leur environnement comme des objets insolites, détachés de toute contingence. L’architecte, une fois établie sa célébrité, grâce à son talent et à son opportunisme, va être appelé aux quatre coins du monde pour tel ou tel bâtiment représentatif, et va, dans des pays dont il connaît mal la culture, les mémoires, la réalité géographique et la réalité sociale (pour peu même qu’il s’y intéresse), produire, non pas l’objet logique intégré dans l’ensemble de cette réalité, mais une variante de ses fantasmes formels.
En Algérie, des considérations occultes sont à prendre en considération : une économie qui cherche à s’intégrer dans les circuits mondiaux, une politique de prestige, un outil de production local dévalorisé (entreprises, architectes), conduisent l’Etat à se tourner vers des pays prêts à investir massivement dans les grosses commandes : mais comment un architecte sud-coréen (ou de Chine, ou des pays arabes) peut-il, à distance, inscrit dans un système de production qui est le sien, connaître les réalités algériennes ? Il n’a qu’une solution, qui est celle de la forme pour la forme, celle du formalisme. Quant à l’architecte algérien, si on lui donne la parole, il va tenter de concurrencer son adversaire en utilisant les mêmes armes, celles de la représentation formelle.
Il y a le prestige et il y a les besoins de la population. En Algérie, une masse importante du domaine bâti appartient à ce secteur qu’on appelle informel, ou spontané, dans lequel le propriétaire d’une parcelle construit sa maison, parfois son petit immeuble, selon sa propre conception ou selon les plans d’un architecte qu’il ne respecte pas et qu’il n’a fait faire que pour obtenir un permis de construire. Mais toutes traditions perdues, toute nouvelle culture absente ou balbutiante, cette architecture qui est censée représenter l’expression directe de l’habitant n’exprime que des fantasmes et, à l’inverse mais dans la même illusion que chez les grands architectes internationaux, reste une forme effective du formalisme. Il s’agit là d’un thème trop important pour que je le traite ici, ce sera l’objet d’une autre chronique.
Deux façons de concevoir l’architecture
Pour la plupart des gens, et des architectes eux-mêmes, l’architecture s’exprime par ses façades. Un bâtiment est « beau » si ses façades sont belles. Cette façon primaire de voir les choses met en cause plusieurs concepts : une façade est-elle réellement l’élément représentatif de ce qu’elle cache ou enveloppe ? La composition architecturale, autrement dit l’acte de création de l’objet à bâtir, a-t-elle toujours été en premier lieu celle des façades ? Quelle relation y a-t-il entre l’urbanisme et l’architecture de façades ? Ces questions vont nous entraîner dans une quantité de directions.
L’idée de façade n’est pas si ancienne que cela. Dans les architectures traditionnelles – les vieux villages, les implantations primitives, l’expression vernaculaire – l’édifice (maison, mosquée ou autre) est le fragment d’un tout et son rapport à la rue ou à l’espace qui la dessert, n’est qu’un rapport d’accès et de dégagement ; ce qui est important est donc essentiellement la porte, le reste ne remplissant qu’un rôle d’éclairage ou de ventilation là où cela est nécessaire. La notion de façade n’apparaît qu’avec le développement des pouvoirs et des hiérarchies, et accompagne la géométrisation des espaces : sur une rue rectiligne ou un boulevard, l’alignement des maisons, sur une place le décor frontal d’un palais ou d’une église. L’art monumental, qui s’affirme de plus en plus entre la Renaissance et la fin du XIXe siècle, est l’expression des pouvoirs civils et religieux, de la domination du patriarcat sur le matriarcat (notion que j’expliquerai dans une autre chronique) et en même temps l’instauration d’une attitude des artistes que nous appellerons le formalisme : par là, il faut entendre tout acte de création artistique dans lequel les règles arbitraires d’un dogme prennent le pas sur les règles naturelles ; par règles naturelles, j’entends toutes celles qui procèdent de la logique de l’objet, issue elle-même de toutes les contingences de la réalité. Cette tendance s’est particulièrement affirmée dans les écoles européennes du XIXe siècle et constituent l’académisme : les écoles des beaux-arts devinrent les bastions du formalisme de façades, ancrage dans la monumentalité dont on n’est pas sorti aujourd’hui.
Le XXe siècle a été celui de la remise en question, des révolutions techniques et artistiques diverses, de la confusion dont l’analyse détaillée dépasse largement notre propos. Quelques points essentiels sont à relever : les mouvements émancipant la peinture de la copie aboutissent, à la phase la plus importante de cette évolution, au cubisme, dont une particularité essentielle fut de remettre en cause la vision frontale. Autrement dit, le sujet ne se regarde plus dans son seul aspect de façade,(du portrait à l’objet et au bâtiment) mais dans toutes ses composantes tridimensionnelles, internes-externes. Cette révélation de la tridimensionnalité de l’objet, renouant avec les expressions vernaculaires dont nous parlions plus haut, à travers la découverte des « arts primitifs », va déclencher la révolution de l’architecture moderne. Il y eut quelques grands précurseurs, parmi lesquels les deux génies de la fin du XIXe siècle, Antonio Gaudi à Barcelone, Frank Llyod Wright aux Etat-Unis. L’impact sur l’architecture fut donc surtout de considérer le bâtiment comme un ensemble de volumes et d’espaces s’interpénétrant, affranchis des anciens alignements sur les rues, donc affranchis de la notion même de façade, et perçu, en quelque sorte, comme une sculpture dans l’espace. Le bâtiment ne se regarde plus sous son angle frontal, on tourne autour et dedans, « on l’apprécie au pas » comme disait Le Corbusier.
Un autre mouvement capital dans l’évolution artistique du XXe siècle fut la création du Bauhaus à Dessau, école allemande fondée par l’architecte Gropius, dans laquelle la frontière entre les arts était ouverte et où exercèrent des personnalités marquantes comme les architectes Hannes Meier, Mies Van der Rohe, Max Bill, le peintre Paul Klee, etc. Cette activité fut rompue par l’émergence du nazisme et eut une seconde vie, à Ulm, après la guerre. L’orientation était articulée autour du développement industriel de la fabrication des objets confronté à leurs logiques minimalistes de formes et de matériaux. Les préoccupations humaines, sociales et politiques n’étaient pas absentes de l’enseignement, comme l’attestent les écrits de Gropius ou de Meier. Une esthétique de la forme épurée, répondant strictement aux usages de l’objet et aux logiques de sa fabrication, l’idée que la beauté de l’objet était liée à son « évidence » et à la qualité du matériau, et par conséquent le rejet de toute intervention décorative caractérisaient le Bauhaus. L’exemplarité des arts primitifs ou vernaculaires jouait également un grand rôle. A titre anecdotique, je rappellerai qu’une équipe d’anciens élèves d’Ulm, regroupée par Jean-Marie Boëglin à la Société nationale de sidérurgie, mit en place toute la politique graphique de la société,(sigle, expositions, publications, etc) ; après leur départ, le kitsch reprit ses droits.
La révolution moderne, est sans doute pour l’architecture représentée le plus fortement par ces deux tendances (Le Corbusier et le Bauhaus), les plus importantes dans le rejet de l’académisme et de son formalisme. Mais ces mouvements, porteurs de renouveau, se sont détériorés dès après la seconde guerre mondiale pour diverses raisons : la première, déterminée à la fois par les besoins de la reconstruction et par l’appétit spéculatif des entreprises, entraîna une banalisation de l’architecture moderne qu’on simplifia dans ses formes les plus réductrices : le bloc rectangulaire, la schématisation des fonctions, la répétition des modèles, au seul profit de l’enrichissement des constructeurs. Le résultat fut qu’on finit par assimiler l’architecture moderne à sa caricature, en l’accusant de « fonctionnalisme », par exemple, alors que rien n’était plus étendu et sensible, dans l’esprit des novateurs, que « la fonction ». Hannes Meier comparait l’architecture à une biologie complexe. Cette dégénération architecturale gagna logiquement l’Algérie dans les années 50 et produit encore ses méfaits aujourd’hui.
Sur le plan international, une conséquence de cette déviation a été un rejet en bloc du modernisme, tel que l’avaient instauré les avant-gardes européennes et américaines (Le Corbusier, Alvar Aalto, Richard Neutra, le Bauhaus…) par la majorité des architectes, qui se sont tournés vers des formes plus ou moins douteuses ou décadentes, telles que le post-modernisme diversement consacré à l’imitation du passé, ou au contraire vers la haute technologie. L’aboutissement de cette réaction a été l’émergence d’un nouvel académisme, celui de la « grande œuvre ».
A suivre
J.J.Deluz
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 15 suite
La volonté démiurgique de l’architecte
Dans les chroniques précédentes, j’ai analysé le formalisme dans le domaine architectural à travers l’évolution des pratiques : c’est encore vers l’histoire de l’art qu’il est intéressant de se pencher pour constater, comme l’a montré Tzvetan Todorov à propos de la littérature, que l’attitude vis à vis de l’œuvre d’art a été relativement stable depuis les temps anciens jusqu’au 18ème siècle européen. Dans « la littérature en péril », il remarque, à la suite de son analyse des programmes de l’enseignement des lettres en France : « …L’ensemble de « ces « instructions repose donc sur un choix : les études littéraires ont pour but premier de nous « faire connaître les outils dont elles se servent. Lire des poèmes ou des romans ne conduit « pas à réfléchir sur la condition humaine, sur l’individu et la société, l’amour et la haine, la « joie et le désespoir, mais sur des notions critiques, traditionnelles ou modernes. A l’école, on « n’apprend pas de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques. Dans toute « matière scolaire, l’enseignant est confronté à un choix – si fondamental qu’il lui échappe la « plupart du temps. On pourrait le formuler ainsi, en simplifiant un peu pour les besoins de la « discussion : enseignons-nous un savoir portant sur la discipline elle-même ou bien sur son « objet ? » . Plus loin, Todorov , considérant les artistes en général, fait ce commentaire important : « …(aux temps modernes) l’artiste créateur, comparable au Dieu créateur, « engendre des ensembles cohérents et clos en eux-mêmes. Le Dieu du monothéisme est un « être infini qui produit un univers fini : en l’imitant, le poète s’apparente au dieu fabriquant « des objets finis … Les anciens traités sur l’art étaient pour l’essentiel des manuels de « fabrication, des instructions adressées au poète, au peintre, au musicien. Dorénavant, on « s’attache à décrire le processus de perception, on analyse le jugement de goût, on évalue « donc la valeur esthétique. L’enseignement des lettres, en France, illustre ce passage avec « cent ans de retard : alors que, jusqu’au milieu du XIXème siècle cet enseignement est issu « de la rhétorique (on apprend comment écrire), à partir de ce moment il adopte la « perspective de l’histoire littéraire (on apprend comment lire) … »
Pour expliquer cela le plus simplement possible, disons que dans les temps plus anciens, l’artiste n’était pas un démiurge, il était un artisan, (même génial) au service du client qui lui commandait un tableau, une symphonie ou un palais. Sa formation était pratique, il apprenait les façons de faire de ses maîtres et tentait de les perfectionner. Plus tard et progressivement, la notion de création souveraine (sur le modèle biblique de la création du monde) a installé l’artiste dans une position nouvelle, celle du modèle divin, comme l’explique Todorov. Il n’est plus un génie par la qualité exceptionnelle de sa maîtrise, mais il l’est par définition. Il a un droit suprême sur son œuvre : s’il est peintre ou poète, il ne peint ou n’écrit plus pour le client mais pour lui-même, en toute liberté, ce qui, souvent, l’affranchit des contraintes de la réalité, (le modèle, le paysage…) au profit d’un concept égocentrique qui est celui de « l’art pour l’art », ou plus tard de l’art abstrait. L’architecte est dans une position plus ambiguë, parce que, quelle que soit l’évolution des concepts artistiques, il reste tributaire, dans presque tous les cas, de son « client ». Il ne peut assouvir son aspiration à la création autonome qu’en s’affirmant comme le génie – qu’il est ou qu’il n’est pas – par l’originalité formelle de ses propositions, l’image généralement mensongère amplifiée par les artifices des formes, du relief, des couleurs, qu’il en présente, et l’impact publicitaire qu’elles engendrent.
On constate donc qu’en parallèle au déroulement épisodique du jeu des progrès et des réactions, il y a une vague de fond qui oppose, au moins depuis le 18ème siècle européen, deux grands courants artistiques concurrents : celui du métier, de la pratique, alimentant par le savoir-faire la qualité du produit, et celui du formalisme, soumettant toute logique à l’impérialisme de la création démiurgique. Je montrerai dans une autre chronique qu’il n’est pas exclu d’apparenter ces deux courants respectivement aux tendances matriarcales et patriarcales des mythes ancestraux. Cela s’est traduit par la situation actuelle où l’architecte s’adresse aux critiques professionnels et tourne le dos à ce que j’appellerais ses interlocuteurs naturels : l’habitant, le citoyen ou la société, le quartier ou la ville, le climat ou l’environnement.
On se trouve dans une situation assez semblable à celle de l’académisme du 19ème siècle. Les architectes se plient aujourd’hui, pour la plupart, à une sorte de code consensuel dont l’article un et unique serait l’obligation de l’originalité, mais une originalité qui doit s’afficher. L’aboutissement de l’évolution des sociétés au 20ème siècle a incontestablement été le triomphe du mercantilisme, de l’abrutissement des populations par le message brut et mensonger, (publicitaire, télévisuel) et l’acculturation. On ne déchiffre plus les qualités particulières d’un objet que s’il s’exprime grossièrement, comme s’il était lui-même son propre panneau publicitaire : « je suis un objet original, donc je suis beau, je représente l’art nouveau du 21ème siècle ». Les critiques d’art en profitent ; l’encensement d’une image est plus facile à faire que l’analyse d’un contenu complexe. Ainsi s’est instauré depuis quelques décades le mythe de l’architecture contemporaine, où se combinent technologies de pointe et formes originales, et le catalogage des grands architectes, ceux qui ont percé sur le marché international, dans l’allégeance aux puissances financières, par leur talent d’inventeurs de formes. Les écoles d’architecture sont ravagées par ces modes, les enseignants et les jurys les encouragent : un projet, comme c’était le cas il y a cinquante ans avec l’attribution des grands prix de Rome à l’école des beaux-arts de Paris, est d’autant mieux estimé et primé qu’il est spectaculaire et que ses formes extérieures sont singulières. Mais, sortant de l’école et se jetant dans le marché réel de la construction, le nouvel architecte s’aperçoit qu’il ne sait rien, et que la commande ne lui permet pas – sauf exceptions plutôt rares – d’utiliser des connaissances frelatées et en rupture avec tous les domaines de la réalité.
J’ai souvent eu des conflits avec des professeurs d’histoire de l’art qui considéraient que seuls les monuments (plus ou moins impérissables) pouvaient, par leur caractère de « style », par leur durée, représenter l’évolution de l’architecture dans le temps et dans les sociétés passées. L’habitat étant au contraire périssable, et peu personnalisé dans son apparence, était négligeable. Les historiens de l’art faisaient « l’histoire des styles » alors qu’une juste évaluation montre que le monument n’est qu’un contrepoint dans le tissu ancien, que l’histoire architecturale d’un temps et d’un lieu donnés est celle de ce tissu, dans toute sa complexité et dans les complémentarités de bâtiments et d’espaces aménagés, de monuments et de constructions anonymes. Cette optique est contredite aujourd’hui par la nouvelle mode des monuments, qui est celle des technologies les plus modernes et des formes les plus originales ; mais ce qui se construit, de façon souvent anonyme, est beaucoup plus significatif et c’est à ce niveau que se développe en réalité une nouvelle architecture, celle de la complexité, celle de l’intégration des contraintes, celle du paysage et de l’environnement, celle d’une économie équilibrée, celle de la ville repensée, une architecture où, par exemple, le choix d’une technologie, de la plus avant-gardiste à la plus traditionnelle, ne sera pas un à priori mais s’inscrira dans la logique du lieu et de l’économie. Ce sera, si le monde ne sombre pas dans l’esclavage et l’horreur climatique, l’architecture du 21ème siècle.
Todorov, que j’ai cité plus haut, conclut sa réflexion sur la littérature, que je prends en compte au niveau de l’architecture, en évoquant la correspondance de Georges Sand
Et de Flaubert : « …une même conception de la littérature continue de s’affirmer chez les « deux correspondants : celle-ci permet de mieux comprendre la condition humaine et elle « transforme de l’intérieur l’être de chacun de ses lecteurs. N’avons-nous pas tout intérêt à « adhérer nous-mêmes à ce point de vue ? A libérer la littérature du corset étouffant dans « lequel on l’enferme, fait de jeux formels, complaintes nihilistes et nombrilisme solipsiste ?
« Cela pourrait à son tour entraîner la critique vers des horizons plus larges, en la sortant du « ghetto formaliste qui n’intéresse que d’autres critiques et en l’ouvrant au grand débat « d’idées dont participe toute connaissance de l’homme. »
J.J.Deluz
Dans les chroniques précédentes, j’ai analysé le formalisme dans le domaine architectural à travers l’évolution des pratiques : c’est encore vers l’histoire de l’art qu’il est intéressant de se pencher pour constater, comme l’a montré Tzvetan Todorov à propos de la littérature, que l’attitude vis à vis de l’œuvre d’art a été relativement stable depuis les temps anciens jusqu’au 18ème siècle européen. Dans « la littérature en péril », il remarque, à la suite de son analyse des programmes de l’enseignement des lettres en France : « …L’ensemble de « ces « instructions repose donc sur un choix : les études littéraires ont pour but premier de nous « faire connaître les outils dont elles se servent. Lire des poèmes ou des romans ne conduit « pas à réfléchir sur la condition humaine, sur l’individu et la société, l’amour et la haine, la « joie et le désespoir, mais sur des notions critiques, traditionnelles ou modernes. A l’école, on « n’apprend pas de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques. Dans toute « matière scolaire, l’enseignant est confronté à un choix – si fondamental qu’il lui échappe la « plupart du temps. On pourrait le formuler ainsi, en simplifiant un peu pour les besoins de la « discussion : enseignons-nous un savoir portant sur la discipline elle-même ou bien sur son « objet ? » . Plus loin, Todorov , considérant les artistes en général, fait ce commentaire important : « …(aux temps modernes) l’artiste créateur, comparable au Dieu créateur, « engendre des ensembles cohérents et clos en eux-mêmes. Le Dieu du monothéisme est un « être infini qui produit un univers fini : en l’imitant, le poète s’apparente au dieu fabriquant « des objets finis … Les anciens traités sur l’art étaient pour l’essentiel des manuels de « fabrication, des instructions adressées au poète, au peintre, au musicien. Dorénavant, on « s’attache à décrire le processus de perception, on analyse le jugement de goût, on évalue « donc la valeur esthétique. L’enseignement des lettres, en France, illustre ce passage avec « cent ans de retard : alors que, jusqu’au milieu du XIXème siècle cet enseignement est issu « de la rhétorique (on apprend comment écrire), à partir de ce moment il adopte la « perspective de l’histoire littéraire (on apprend comment lire) … »
Pour expliquer cela le plus simplement possible, disons que dans les temps plus anciens, l’artiste n’était pas un démiurge, il était un artisan, (même génial) au service du client qui lui commandait un tableau, une symphonie ou un palais. Sa formation était pratique, il apprenait les façons de faire de ses maîtres et tentait de les perfectionner. Plus tard et progressivement, la notion de création souveraine (sur le modèle biblique de la création du monde) a installé l’artiste dans une position nouvelle, celle du modèle divin, comme l’explique Todorov. Il n’est plus un génie par la qualité exceptionnelle de sa maîtrise, mais il l’est par définition. Il a un droit suprême sur son œuvre : s’il est peintre ou poète, il ne peint ou n’écrit plus pour le client mais pour lui-même, en toute liberté, ce qui, souvent, l’affranchit des contraintes de la réalité, (le modèle, le paysage…) au profit d’un concept égocentrique qui est celui de « l’art pour l’art », ou plus tard de l’art abstrait. L’architecte est dans une position plus ambiguë, parce que, quelle que soit l’évolution des concepts artistiques, il reste tributaire, dans presque tous les cas, de son « client ». Il ne peut assouvir son aspiration à la création autonome qu’en s’affirmant comme le génie – qu’il est ou qu’il n’est pas – par l’originalité formelle de ses propositions, l’image généralement mensongère amplifiée par les artifices des formes, du relief, des couleurs, qu’il en présente, et l’impact publicitaire qu’elles engendrent.
On constate donc qu’en parallèle au déroulement épisodique du jeu des progrès et des réactions, il y a une vague de fond qui oppose, au moins depuis le 18ème siècle européen, deux grands courants artistiques concurrents : celui du métier, de la pratique, alimentant par le savoir-faire la qualité du produit, et celui du formalisme, soumettant toute logique à l’impérialisme de la création démiurgique. Je montrerai dans une autre chronique qu’il n’est pas exclu d’apparenter ces deux courants respectivement aux tendances matriarcales et patriarcales des mythes ancestraux. Cela s’est traduit par la situation actuelle où l’architecte s’adresse aux critiques professionnels et tourne le dos à ce que j’appellerais ses interlocuteurs naturels : l’habitant, le citoyen ou la société, le quartier ou la ville, le climat ou l’environnement.
On se trouve dans une situation assez semblable à celle de l’académisme du 19ème siècle. Les architectes se plient aujourd’hui, pour la plupart, à une sorte de code consensuel dont l’article un et unique serait l’obligation de l’originalité, mais une originalité qui doit s’afficher. L’aboutissement de l’évolution des sociétés au 20ème siècle a incontestablement été le triomphe du mercantilisme, de l’abrutissement des populations par le message brut et mensonger, (publicitaire, télévisuel) et l’acculturation. On ne déchiffre plus les qualités particulières d’un objet que s’il s’exprime grossièrement, comme s’il était lui-même son propre panneau publicitaire : « je suis un objet original, donc je suis beau, je représente l’art nouveau du 21ème siècle ». Les critiques d’art en profitent ; l’encensement d’une image est plus facile à faire que l’analyse d’un contenu complexe. Ainsi s’est instauré depuis quelques décades le mythe de l’architecture contemporaine, où se combinent technologies de pointe et formes originales, et le catalogage des grands architectes, ceux qui ont percé sur le marché international, dans l’allégeance aux puissances financières, par leur talent d’inventeurs de formes. Les écoles d’architecture sont ravagées par ces modes, les enseignants et les jurys les encouragent : un projet, comme c’était le cas il y a cinquante ans avec l’attribution des grands prix de Rome à l’école des beaux-arts de Paris, est d’autant mieux estimé et primé qu’il est spectaculaire et que ses formes extérieures sont singulières. Mais, sortant de l’école et se jetant dans le marché réel de la construction, le nouvel architecte s’aperçoit qu’il ne sait rien, et que la commande ne lui permet pas – sauf exceptions plutôt rares – d’utiliser des connaissances frelatées et en rupture avec tous les domaines de la réalité.
J’ai souvent eu des conflits avec des professeurs d’histoire de l’art qui considéraient que seuls les monuments (plus ou moins impérissables) pouvaient, par leur caractère de « style », par leur durée, représenter l’évolution de l’architecture dans le temps et dans les sociétés passées. L’habitat étant au contraire périssable, et peu personnalisé dans son apparence, était négligeable. Les historiens de l’art faisaient « l’histoire des styles » alors qu’une juste évaluation montre que le monument n’est qu’un contrepoint dans le tissu ancien, que l’histoire architecturale d’un temps et d’un lieu donnés est celle de ce tissu, dans toute sa complexité et dans les complémentarités de bâtiments et d’espaces aménagés, de monuments et de constructions anonymes. Cette optique est contredite aujourd’hui par la nouvelle mode des monuments, qui est celle des technologies les plus modernes et des formes les plus originales ; mais ce qui se construit, de façon souvent anonyme, est beaucoup plus significatif et c’est à ce niveau que se développe en réalité une nouvelle architecture, celle de la complexité, celle de l’intégration des contraintes, celle du paysage et de l’environnement, celle d’une économie équilibrée, celle de la ville repensée, une architecture où, par exemple, le choix d’une technologie, de la plus avant-gardiste à la plus traditionnelle, ne sera pas un à priori mais s’inscrira dans la logique du lieu et de l’économie. Ce sera, si le monde ne sombre pas dans l’esclavage et l’horreur climatique, l’architecture du 21ème siècle.
Todorov, que j’ai cité plus haut, conclut sa réflexion sur la littérature, que je prends en compte au niveau de l’architecture, en évoquant la correspondance de Georges Sand
Et de Flaubert : « …une même conception de la littérature continue de s’affirmer chez les « deux correspondants : celle-ci permet de mieux comprendre la condition humaine et elle « transforme de l’intérieur l’être de chacun de ses lecteurs. N’avons-nous pas tout intérêt à « adhérer nous-mêmes à ce point de vue ? A libérer la littérature du corset étouffant dans « lequel on l’enferme, fait de jeux formels, complaintes nihilistes et nombrilisme solipsiste ?
« Cela pourrait à son tour entraîner la critique vers des horizons plus larges, en la sortant du « ghetto formaliste qui n’intéresse que d’autres critiques et en l’ouvrant au grand débat « d’idées dont participe toute connaissance de l’homme. »
J.J.Deluz
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 16
Il faut que ce soit beau…
Récemment, comme je critiquai le formalisme de son projet, un jeune architecte me répondait qu’il travaillait pour son client, et que celui-ci voulait que “ce soit beau”. Voilà un terme qui me semble mériter réflexion ; parce que, si tout le monde s’accorde sur la beauté d’une fleur (produit simple de la nature), un peu moins unanimement sur la beauté d’un paysage (produit hybride de la nature et de l’homme), les opinions vont perdre toute cohérence lorsqu’il s’agira d’architecture contemporaine.
J’ai parlé dans ces chroniques à de nombreuses reprises de la rupture qui s’est produite dans les sociétés occidentales et dans leurs cultures au XIXe siècle (et progressivement et insidieusement minées par le scepticisme du XVIIIe siècle des lumières) et de la désagrégation de l’unité de pensée. S’il y a unanimité pour admirer la beauté de l’Acropole ou celle de l’Alhambra, quel bâtiment contemporain peut rassembler la même adhésion ? Lorsque les codes esthétiques étaient incontestés, il n’y avait, entre les différentes réalisations d’une même époque et d’une même société qu’une gradation des valeurs. Lorsque les codes ont éclaté dans les mille tendances ou écoles de l’art contemporain, qui s’est internationalisé dans un mélange où ces tendances se sont juxtaposées aux particularisme régionaux, l’objectivité du jugement s’est vue soumise à la subjectivité du juge. Chacun voit le beau là où son éducation, sa culture, ses racines, les influences qu’il subit, et particulièrement celles du matraquage médiatique, l’orientent. Et, puisqu’il n’y a plus de consensus, puisque chacun imagine « le beau » dans le cadrage de son optique personnelle, le décor architectural, dans le monde entier, devient un entassement hétéroclite d’objets, chacun conçu pour être le meilleur. On pourrait quand même tenter de classifier dans ce désordre des modèles répondant aux catégories de concepteurs : les architectes et les non-architectes.
Je poursuivrai ma réflexion en la cadrant sur l’Algérie qui, en réalité, n’est qu’un exemple parmi les autres, bien qu’infléchi par le vecteur d’un certain sous-développement culturel. En Algérie, les architectes sont algériens ou viennent d’ailleurs. Il arrive que, par une certaine ambition (une certaine illusion), le chef de l’Etat fasse venir ce qu’on appelle un “grand nom” ; le président Boumédiène avait ainsi appelé Niemeyer qui exécuta une université spectaculaire à Constantine, ou Bofill qui commit un village socialiste dans le Sud, conçu dans le formalisme architectural de l’auteur beaucoup plus que dans les besoins propres de la population à loger. C’est dans le monde entier que s’est forgée cette mythification du “grand architecte” grâce auquel les historiens peuvent parler d’une nouvelle architecture, d’un style contemporain, au même titre qu’il y a eu dans le passé les styles de l’architecture classique gréco-romaine, de l’architecture arabe, de l’architecture hindoue, etc. Mais le seul code, la seule cohérence stylistique de ces œuvres actuelles sont ceux de l’originalité, de l’affirmation de soi (hors du contexte urbain ou de société dans lequel ils se trouvent), de l’utilisation de technologies avancées à seule fin de produire des formes inhabituelles. Chacun subit le choc visuel de l’objet et le trouve beau ou pas beau selon son tempérament. Ce sont ces seuls critères qui relient les réalisations de Gehry, de Hadid, de Herzog et de Meuron, parfois de Foster ou d’autres que les gouvernements ou les grands monopoles s’arrachent pour leur prestige. Dans cette catégorie, je préfère les ingénieurs, parce que l’enjeu de leur création est purement technique. Un pont de Maillart est spécifiquement ce qu’il doit être parce que les paramètres sont réduits à la problématique technique confrontée à une donnée de programme élémentaire : franchir un ravin avec des contraintes de portance déterminées. Il n’y a plus là de prétextes au formalisme. Dans les œuvres des “grands architectes” contemporains, la notion du beau est réduite à l’impact visuel d’une image et toutes références sentimentales ou raisonnées sont marginalisées.
L’Algérie importe aussi des faiseurs d’architecture anonymes, qui sont les gros producteurs d’études internationaux ; qu’ils soient chinois, coréens, arabes, français ou américains, ils se présentent sous forme d’énormes bureaux, généralement à la fois concepteurs et réalisateurs des projets, dans lesquels l’architecte est un employé comme un autre. Ils ne vendent pas de l’architecture mais de la production architecturale. Leurs impératifs économiques les obligent à disjoindre deux types de commandes : les constructions industrielles, l’habitat, sont conçus comme des produits industriels eux-mêmes ; les systèmes de fabrication, la rentabilité de la production en série, induisent la répétition des modèles, et, sinon la pauvreté, du moins la monotonie et l’anonymat des ensembles construits. Par contre ils se font valoir sur les programmes exceptionnels (une grande mosquée, un monument mémorial, un immeuble d’affaires) en y mettant, non pas l’originalité qui implique un talent créatif, mais le luxe des matériaux, l’ostentation des formes, la hauteurs des tours, etc. qui impressionnent. Le beau, pour beaucoup, se confond avec la grandeur et le prestige.
En face de cette importation des services, il est difficile de caractériser la production des architectes algériens. Les tendances qui se dessinent me paraissent encore très indéterminées. Leur formation est discutable (j’en ferai l’objet d’une chronique), leur cohésion inexistante, le marché des études mal réglementé et ils suivent des modes peu fiables : chacun voudrait bien être un de ces grands architectes dont j’ai parlé, mais n’en a ni les moyens, ni la commande, ni l’expérience.
Il est plus intéressant de regarder du côté du client, soit que celui-ci fasse appel à un architecte, soit qu’il dirige l’opération ou construise lui-même sa maison, car c’est sûrement à ce niveau que l’on pourra le mieux évaluer ce que chacun imagine “être beau”. Je considère ici non pas tous les administrateurs, promoteurs ou auto-constructeurs, mais la moyenne d’entre eux, dont les idées sur la question se reflètent dans le cadre bâti actuel et que, faute d’une formation suffisante, les architectes suivent dans leur majorité.
Dans cette optique générale, le beau est toujours anecdotique : que ce soit la référence à une architecture arabe uniformisée (l’arcade n’est ni celle du Sud, ni celle de La Casbah, ni celle de Fez ou du Caire, mais l’arcade tout simplement), la référence à la modernité (la grande baie là où une petite fenêtre suffirait, les porte-à-faux agressifs), la référence à une culture passée imaginaire (la colonne grecque, les entablements classiques dessinés par des ignorants) ou alors des artifices comme la polychromie sur les façades (dans les bâtiments publics ou les ensembles d’habitat), le mélange gratuit des matériaux, (brique ou pierre apparente, marbres ou placages divers), les toitures complexes, contrariées, que les architectes affectionnent particulièrement quand ils dessinent une maison individuelle, les obliques et les biais inutiles pour faire original, etc. Et celui qui en aura fait le plus aura fait le plus beau.
On est bien loin ici de l’esthétique minimaliste de Mies van der Rohe, “Less is more”. On touche là à l’un des points les plus sensibles de mon argumentation : l’un des vices du jugement que la plupart des gens prononcent est qu’ils confondent richesse et beauté ; réflexe de nouveau riche, même chez les moins riches pour qui l’enrichissement n’est encore qu’un rêve. On peut noter que cela explique le rejet de la forme architecturale la plus instructive, celle des traditions et de l’expression vernaculaire.
Faut-il éliminer l’adjectif “beau” du vocabulaire critique ? Car à différentes échelles, dans différentes expressions, le phénomène est international. Le règne de l’argent implique la propagation du mauvais goût et de l’ignorance. Rien n’est beau, tout est beau, question de regard. Mais alors, à quelles valeurs esthétiques s’accrocher ?
Bien entendu, il est impensable de modifier le goût des uns et des autres sans une longue maturation qui implique en premier lieu l’adhésion des architectes et des décideurs les plus hauts placés. Or, actuellement, je sais bien que je représente un courant minoritaire en pensant à une architecture dont les objectifs seraient ceux de ce que certains appelleront la vérité (encore un mot dont il faut se méfier), c’est à dire la production non pas d’une forme, d’une image, d’un spectacle, mais celle d’un objet utile, fait pour le bien-être, fait pour être intégré dans le milieu physique et humain de son implantation ; une architecture qui se vit, à laquelle on s’attache même sentimentalement et non plus seulement un objet qu’on regarde de l’extérieur parce qu’on croit que la façade est “belle”.
Récemment, comme je critiquai le formalisme de son projet, un jeune architecte me répondait qu’il travaillait pour son client, et que celui-ci voulait que “ce soit beau”. Voilà un terme qui me semble mériter réflexion ; parce que, si tout le monde s’accorde sur la beauté d’une fleur (produit simple de la nature), un peu moins unanimement sur la beauté d’un paysage (produit hybride de la nature et de l’homme), les opinions vont perdre toute cohérence lorsqu’il s’agira d’architecture contemporaine.
J’ai parlé dans ces chroniques à de nombreuses reprises de la rupture qui s’est produite dans les sociétés occidentales et dans leurs cultures au XIXe siècle (et progressivement et insidieusement minées par le scepticisme du XVIIIe siècle des lumières) et de la désagrégation de l’unité de pensée. S’il y a unanimité pour admirer la beauté de l’Acropole ou celle de l’Alhambra, quel bâtiment contemporain peut rassembler la même adhésion ? Lorsque les codes esthétiques étaient incontestés, il n’y avait, entre les différentes réalisations d’une même époque et d’une même société qu’une gradation des valeurs. Lorsque les codes ont éclaté dans les mille tendances ou écoles de l’art contemporain, qui s’est internationalisé dans un mélange où ces tendances se sont juxtaposées aux particularisme régionaux, l’objectivité du jugement s’est vue soumise à la subjectivité du juge. Chacun voit le beau là où son éducation, sa culture, ses racines, les influences qu’il subit, et particulièrement celles du matraquage médiatique, l’orientent. Et, puisqu’il n’y a plus de consensus, puisque chacun imagine « le beau » dans le cadrage de son optique personnelle, le décor architectural, dans le monde entier, devient un entassement hétéroclite d’objets, chacun conçu pour être le meilleur. On pourrait quand même tenter de classifier dans ce désordre des modèles répondant aux catégories de concepteurs : les architectes et les non-architectes.
Je poursuivrai ma réflexion en la cadrant sur l’Algérie qui, en réalité, n’est qu’un exemple parmi les autres, bien qu’infléchi par le vecteur d’un certain sous-développement culturel. En Algérie, les architectes sont algériens ou viennent d’ailleurs. Il arrive que, par une certaine ambition (une certaine illusion), le chef de l’Etat fasse venir ce qu’on appelle un “grand nom” ; le président Boumédiène avait ainsi appelé Niemeyer qui exécuta une université spectaculaire à Constantine, ou Bofill qui commit un village socialiste dans le Sud, conçu dans le formalisme architectural de l’auteur beaucoup plus que dans les besoins propres de la population à loger. C’est dans le monde entier que s’est forgée cette mythification du “grand architecte” grâce auquel les historiens peuvent parler d’une nouvelle architecture, d’un style contemporain, au même titre qu’il y a eu dans le passé les styles de l’architecture classique gréco-romaine, de l’architecture arabe, de l’architecture hindoue, etc. Mais le seul code, la seule cohérence stylistique de ces œuvres actuelles sont ceux de l’originalité, de l’affirmation de soi (hors du contexte urbain ou de société dans lequel ils se trouvent), de l’utilisation de technologies avancées à seule fin de produire des formes inhabituelles. Chacun subit le choc visuel de l’objet et le trouve beau ou pas beau selon son tempérament. Ce sont ces seuls critères qui relient les réalisations de Gehry, de Hadid, de Herzog et de Meuron, parfois de Foster ou d’autres que les gouvernements ou les grands monopoles s’arrachent pour leur prestige. Dans cette catégorie, je préfère les ingénieurs, parce que l’enjeu de leur création est purement technique. Un pont de Maillart est spécifiquement ce qu’il doit être parce que les paramètres sont réduits à la problématique technique confrontée à une donnée de programme élémentaire : franchir un ravin avec des contraintes de portance déterminées. Il n’y a plus là de prétextes au formalisme. Dans les œuvres des “grands architectes” contemporains, la notion du beau est réduite à l’impact visuel d’une image et toutes références sentimentales ou raisonnées sont marginalisées.
L’Algérie importe aussi des faiseurs d’architecture anonymes, qui sont les gros producteurs d’études internationaux ; qu’ils soient chinois, coréens, arabes, français ou américains, ils se présentent sous forme d’énormes bureaux, généralement à la fois concepteurs et réalisateurs des projets, dans lesquels l’architecte est un employé comme un autre. Ils ne vendent pas de l’architecture mais de la production architecturale. Leurs impératifs économiques les obligent à disjoindre deux types de commandes : les constructions industrielles, l’habitat, sont conçus comme des produits industriels eux-mêmes ; les systèmes de fabrication, la rentabilité de la production en série, induisent la répétition des modèles, et, sinon la pauvreté, du moins la monotonie et l’anonymat des ensembles construits. Par contre ils se font valoir sur les programmes exceptionnels (une grande mosquée, un monument mémorial, un immeuble d’affaires) en y mettant, non pas l’originalité qui implique un talent créatif, mais le luxe des matériaux, l’ostentation des formes, la hauteurs des tours, etc. qui impressionnent. Le beau, pour beaucoup, se confond avec la grandeur et le prestige.
En face de cette importation des services, il est difficile de caractériser la production des architectes algériens. Les tendances qui se dessinent me paraissent encore très indéterminées. Leur formation est discutable (j’en ferai l’objet d’une chronique), leur cohésion inexistante, le marché des études mal réglementé et ils suivent des modes peu fiables : chacun voudrait bien être un de ces grands architectes dont j’ai parlé, mais n’en a ni les moyens, ni la commande, ni l’expérience.
Il est plus intéressant de regarder du côté du client, soit que celui-ci fasse appel à un architecte, soit qu’il dirige l’opération ou construise lui-même sa maison, car c’est sûrement à ce niveau que l’on pourra le mieux évaluer ce que chacun imagine “être beau”. Je considère ici non pas tous les administrateurs, promoteurs ou auto-constructeurs, mais la moyenne d’entre eux, dont les idées sur la question se reflètent dans le cadre bâti actuel et que, faute d’une formation suffisante, les architectes suivent dans leur majorité.
Dans cette optique générale, le beau est toujours anecdotique : que ce soit la référence à une architecture arabe uniformisée (l’arcade n’est ni celle du Sud, ni celle de La Casbah, ni celle de Fez ou du Caire, mais l’arcade tout simplement), la référence à la modernité (la grande baie là où une petite fenêtre suffirait, les porte-à-faux agressifs), la référence à une culture passée imaginaire (la colonne grecque, les entablements classiques dessinés par des ignorants) ou alors des artifices comme la polychromie sur les façades (dans les bâtiments publics ou les ensembles d’habitat), le mélange gratuit des matériaux, (brique ou pierre apparente, marbres ou placages divers), les toitures complexes, contrariées, que les architectes affectionnent particulièrement quand ils dessinent une maison individuelle, les obliques et les biais inutiles pour faire original, etc. Et celui qui en aura fait le plus aura fait le plus beau.
On est bien loin ici de l’esthétique minimaliste de Mies van der Rohe, “Less is more”. On touche là à l’un des points les plus sensibles de mon argumentation : l’un des vices du jugement que la plupart des gens prononcent est qu’ils confondent richesse et beauté ; réflexe de nouveau riche, même chez les moins riches pour qui l’enrichissement n’est encore qu’un rêve. On peut noter que cela explique le rejet de la forme architecturale la plus instructive, celle des traditions et de l’expression vernaculaire.
Faut-il éliminer l’adjectif “beau” du vocabulaire critique ? Car à différentes échelles, dans différentes expressions, le phénomène est international. Le règne de l’argent implique la propagation du mauvais goût et de l’ignorance. Rien n’est beau, tout est beau, question de regard. Mais alors, à quelles valeurs esthétiques s’accrocher ?
Bien entendu, il est impensable de modifier le goût des uns et des autres sans une longue maturation qui implique en premier lieu l’adhésion des architectes et des décideurs les plus hauts placés. Or, actuellement, je sais bien que je représente un courant minoritaire en pensant à une architecture dont les objectifs seraient ceux de ce que certains appelleront la vérité (encore un mot dont il faut se méfier), c’est à dire la production non pas d’une forme, d’une image, d’un spectacle, mais celle d’un objet utile, fait pour le bien-être, fait pour être intégré dans le milieu physique et humain de son implantation ; une architecture qui se vit, à laquelle on s’attache même sentimentalement et non plus seulement un objet qu’on regarde de l’extérieur parce qu’on croit que la façade est “belle”.
aoudjhane- Epautiste hyper actif(ve)
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 17
Patriarcat – matriarcat 15082007
Lorsque j’étais étudiant, à Lausanne, je lisais de tout au hasard des fichiers de la bibliothèque cantonale, et je tombai un jour sur un vieux livre des années 1900 de l’ethnologue (ou anthropologue ?) Bachofen, qui analysait les mythes de l’antiquité sous le jour de la dualité « patriarcat – matriarcat ». Bien que je ne me souvienne ni du titre ni du détail de l’ouvrage, j’en avais été passionné et ma vision du monde en avait été définitivement marquée.
L’évocation de ces deux concepts revient souvent dans mes chroniques ; en effet, aucune interprétation de l’histoire n’est possible sans s’y référer ; leur implication se manifeste dans toute l’évolution de l’humanité depuis la préhistoire, dans l’ordre des sociétés, mais aussi dans la psychologie et les comportements individuels. On verra que dans le domaine artistique, dans celui particulier de l’urbanisme et de l’architecture, la lecture des formes produites sera elle-même éclairée par la connaissance de ces concepts. Mais de quoi s’agit-il ?
On prend toujours le risque, à leur propos, de simplifier, voire caricaturer les choses. Les deux termes sont opposés et leur affrontement est conflictuel. Si j’essaie de réduire chacun des deux pôles à un mot, j’obtiens des couples qui, chaque fois, ne représentent qu’un aspect partiel de l’antinomie ; par exemple je dirai : homme – femme, ou violence – douceur, ou calcul – spontanéité, ou raison – nature, ou rapports de force autoritaires ou consensuels, ou discours –poésie, ou ligne droite – ligne courbe, ou (plus subtil) beauté – harmonie, et l’on pourrait continuer, chacun pourra inventer d’autres affrontements verbaux correspondant aux tendances contradictoires du patriarcat et du matriarcat. Mais tout cela reste relatif : prenons le premier couple, homme – femme. Il n’est plus contesté que le sexe n’est pas un bastion absolu. La science moderne permet de changer de sexe, parce que, dans la constitution de l’individu, le masculin et le féminin sont dosés suivant des données génétiques complexes, et qu’il y a presque toujours une part de féminin dans l’homme et une part de masculin dans la femme, parts généralement minoritaires (que l’homme se rassure) mais dont le poids relativise les tendances fondamentales. Il y a des femmes d’affaires féroces et plus fortes que les hommes, il y a des poètes au regard doux.
A l’échelle historique, à l’échelle de l’évolution des sociétés, le patriarcat s’est imposé depuis des temps immémoriaux, et les quelques communautés gardant des traces de pouvoir matriarcal, décrites par les ethnologues, sont résiduelles et vouées à la transformation que leur imposera le monde moderne. Qu’il y ait eu des femmes qui ont assumé le pouvoir et même pris les armes, comme Cléopâtre rassemblant des troupes pour marcher sur Alexandrie, comme la Kahina regroupant les tribus kabyles sous son autorité pour résister aux invasions arabes, comme Jeanne d’Arc galvanisant les soldats contre l’Anglais, est évident mais exceptionnel. D’ailleurs toutes ont fini dans le supplice, empoisonnée, la tête coupée d’un coup de sabre ou brûlée vive.
La dominante patriarcale s’est imposée partout. Les religions, et particulièrement les religions monothéistes qui nous régentent, ont édicté les lois de l’autorité suprême, de l’obéissance, des guerres sacrées, dont les croisades catholiques ont été le modèle. La guerre, le pillage, l’esclavage, les invasions, les colonisations, le fascisme, le règne des maffias et des monopoles de l’argent, la mise en tutelle de la femme, et jusqu’au djihad, sont, dans toute l’histoire du patriarcat les thèmes récurrents de cette tendance.
Mais, à l’intérieur de ce discours généraliste, je voudrais revenir, plus modestement, à son impact sur notre condition présente, et en particulier, (puisque c’est mon domaine de réflexion dans ces chroniques), sur l’urbanisme et l’architecture.
Au 19ème siècle, et même au début du 20ème siècle, il n’y avait pas de femme – architecte, encore moins, bien sûr, de femme – urbaniste, mais, comme je l’ai suggéré précédemment, le conflit patriarcat – matriarcat est en chacun de nous, et certaines œuvres architecturales se sont portées en réaction contre les disciplines autoritaires du néo-classicisme de l’époque ; je pense en particulier à Antonio Gaudi, l’architecte de Barcelone, ou à Frank Lloyd Wright aux Etats-Unis. L’un et l’autre prennent pour référence première la nature. Les lois de la construction ne sont pas seulement géométriques, elles sont organiques. Dans la chapelle de la Colonia Guëll , (qui était en fait la crypte d’une future église), les colonnes de pierre sont inclinées, non pas par fantaisie comme on le ferait aujourd’hui, mais parce que cette inclinaison matérialisait, au sens propre du terme, le diagramme des forces de la construction. C’est un exemple rare où la logique raisonnée et l’organicité de la nature sont exploitées simultanément, une logique complexe qui provoque l’émotion visuelle. Mais Gaudi, (probablement le plus grand des architectes modernes) ne fit pas école. On le rejeta dans la marge des folklores baroques catalans, on le considéra au niveau mondial comme un épiphénomène, et les mouvements modernes du 20ème siècle se développèrent dans une tendance rationaliste et géométrique ; la ligne droite reprit le dessus sur la ligne courbe, le code sur l’harmonie, la raison sur la nature, même si les plus talentueux, frustrés du contact avec les forces naturelles, laissaient apparaître dans leurs œuvres des tendances ignorées par les doctrinaires. C’est le cas dans la plupart des projets de Le Corbusier, par exemple, et, si l’on y regarde bien, dans ses écrits mêmes.
Mais la situation a singulièrement évolué depuis une trentaine d’années. Malgré des tentatives peu convaincantes dans leurs résultats pour réinstaurer un certain humanisme, (comme les tendances historicistes, comme la vogue des expressions vernaculaires), le pouvoir patriarcal allait au contraire se consolider. Comme tout pouvoir, sa mise en danger se traduit par une stratégie de contournement : si l’on perd du terrain sur un certain plan, on ne se bat pas sur ce plan mais on déplace le conflit sur un autre terrain ; ainsi, sur le plan de l’architecture dite moderne, minée par son schématisme, par l’arbitraire de sa rationalité, par la sécheresse de sa géométrie, la bataille étant d’avance perdue n’a pas lieu et le pouvoir patriarcal se déplace sur le système truqué du formalisme et des modes ; les puissances de l’argent, soutenues par l’autorité politique, ont besoin d’exprimer dans l’espace leur hégémonie, et même, à travers cette expression, d’être plébiscitées. C’est donc dans le prestige, la grandeur et la monumentalité, et dans l’originalité à tout prix, qu’elles vont investir en achetant les architectes ; ceux-ci trop heureux du gain, vont donc surenchérir sur la qualité spécifique de l’image ; je dis bien l’image, car elle ne reflète plus rien d’autre que sa propre glorification, il n’est plus question de nature, ni de site ou de paysage, ni de bien-être pour l’habitant, « développement durable » n’est plus qu’un slogan vide de sens, et le pouvoir patriarcal s’affiche une fois de plus avec arrogance, paradoxalement dans des formes que l’on croit imaginatives, alors que ce ne sont que des fantaisies gratuites : plus de raisonnements intégrant la complexité, les logiques et la nature, comme chez Gaudi, seulement des effets d’annonce. Quant à l’habitat populaire, on se contente de prestations minimales, tout en le majorant d’une inutile modernité, comme la tour de vingt étages ou le boulevard trop large et rectiligne fait pour les défilés militaires qui n’y passent jamais, fait pour que les voitures roulent vite et écrasent les enfants.
On pourrait dire que le pouvoir patriarcal, c’est la moitié de l’humanité qui régente l’autre ; les choses sont plus nuancées et recouvrent une lutte qui touche tous les domaines de l’activité humaine. Il est intéressant d’analyser cette lutte parfois totalement occulte : je l’ai évoquée au niveau de l’architecture, on la retrouve au niveau des comportements politiques, avec leurs pratiques agressives, avec la mise à l’écart des femmes, on la retrouve dans les religions, avec les prises de position réactionnaires du Vatican ou la soumission de la femme dans la majorité des structures sociales et familiales, particulièrement sensible ici, elle existe même dans les langages, (en français, la prédominance du masculin sur le féminin), et ainsi de suite. Si l’on est attentif, on voit que, dans tous les gestes de la vie collective, de la vie familiale, de la vie personnelle, on est enchaîné à l’histoire de centaines de siècles de pouvoir patriarcal par tout ce qui conditionne notre vie. Le véritable progrès ne sera ni dans l’enrichissement et la croissance, ni dans le développement technologique, il sera dans le rééquilibrage des tendances patriarcales et matriarcales.
JJ Deluz
Lorsque j’étais étudiant, à Lausanne, je lisais de tout au hasard des fichiers de la bibliothèque cantonale, et je tombai un jour sur un vieux livre des années 1900 de l’ethnologue (ou anthropologue ?) Bachofen, qui analysait les mythes de l’antiquité sous le jour de la dualité « patriarcat – matriarcat ». Bien que je ne me souvienne ni du titre ni du détail de l’ouvrage, j’en avais été passionné et ma vision du monde en avait été définitivement marquée.
L’évocation de ces deux concepts revient souvent dans mes chroniques ; en effet, aucune interprétation de l’histoire n’est possible sans s’y référer ; leur implication se manifeste dans toute l’évolution de l’humanité depuis la préhistoire, dans l’ordre des sociétés, mais aussi dans la psychologie et les comportements individuels. On verra que dans le domaine artistique, dans celui particulier de l’urbanisme et de l’architecture, la lecture des formes produites sera elle-même éclairée par la connaissance de ces concepts. Mais de quoi s’agit-il ?
On prend toujours le risque, à leur propos, de simplifier, voire caricaturer les choses. Les deux termes sont opposés et leur affrontement est conflictuel. Si j’essaie de réduire chacun des deux pôles à un mot, j’obtiens des couples qui, chaque fois, ne représentent qu’un aspect partiel de l’antinomie ; par exemple je dirai : homme – femme, ou violence – douceur, ou calcul – spontanéité, ou raison – nature, ou rapports de force autoritaires ou consensuels, ou discours –poésie, ou ligne droite – ligne courbe, ou (plus subtil) beauté – harmonie, et l’on pourrait continuer, chacun pourra inventer d’autres affrontements verbaux correspondant aux tendances contradictoires du patriarcat et du matriarcat. Mais tout cela reste relatif : prenons le premier couple, homme – femme. Il n’est plus contesté que le sexe n’est pas un bastion absolu. La science moderne permet de changer de sexe, parce que, dans la constitution de l’individu, le masculin et le féminin sont dosés suivant des données génétiques complexes, et qu’il y a presque toujours une part de féminin dans l’homme et une part de masculin dans la femme, parts généralement minoritaires (que l’homme se rassure) mais dont le poids relativise les tendances fondamentales. Il y a des femmes d’affaires féroces et plus fortes que les hommes, il y a des poètes au regard doux.
A l’échelle historique, à l’échelle de l’évolution des sociétés, le patriarcat s’est imposé depuis des temps immémoriaux, et les quelques communautés gardant des traces de pouvoir matriarcal, décrites par les ethnologues, sont résiduelles et vouées à la transformation que leur imposera le monde moderne. Qu’il y ait eu des femmes qui ont assumé le pouvoir et même pris les armes, comme Cléopâtre rassemblant des troupes pour marcher sur Alexandrie, comme la Kahina regroupant les tribus kabyles sous son autorité pour résister aux invasions arabes, comme Jeanne d’Arc galvanisant les soldats contre l’Anglais, est évident mais exceptionnel. D’ailleurs toutes ont fini dans le supplice, empoisonnée, la tête coupée d’un coup de sabre ou brûlée vive.
La dominante patriarcale s’est imposée partout. Les religions, et particulièrement les religions monothéistes qui nous régentent, ont édicté les lois de l’autorité suprême, de l’obéissance, des guerres sacrées, dont les croisades catholiques ont été le modèle. La guerre, le pillage, l’esclavage, les invasions, les colonisations, le fascisme, le règne des maffias et des monopoles de l’argent, la mise en tutelle de la femme, et jusqu’au djihad, sont, dans toute l’histoire du patriarcat les thèmes récurrents de cette tendance.
Mais, à l’intérieur de ce discours généraliste, je voudrais revenir, plus modestement, à son impact sur notre condition présente, et en particulier, (puisque c’est mon domaine de réflexion dans ces chroniques), sur l’urbanisme et l’architecture.
Au 19ème siècle, et même au début du 20ème siècle, il n’y avait pas de femme – architecte, encore moins, bien sûr, de femme – urbaniste, mais, comme je l’ai suggéré précédemment, le conflit patriarcat – matriarcat est en chacun de nous, et certaines œuvres architecturales se sont portées en réaction contre les disciplines autoritaires du néo-classicisme de l’époque ; je pense en particulier à Antonio Gaudi, l’architecte de Barcelone, ou à Frank Lloyd Wright aux Etats-Unis. L’un et l’autre prennent pour référence première la nature. Les lois de la construction ne sont pas seulement géométriques, elles sont organiques. Dans la chapelle de la Colonia Guëll , (qui était en fait la crypte d’une future église), les colonnes de pierre sont inclinées, non pas par fantaisie comme on le ferait aujourd’hui, mais parce que cette inclinaison matérialisait, au sens propre du terme, le diagramme des forces de la construction. C’est un exemple rare où la logique raisonnée et l’organicité de la nature sont exploitées simultanément, une logique complexe qui provoque l’émotion visuelle. Mais Gaudi, (probablement le plus grand des architectes modernes) ne fit pas école. On le rejeta dans la marge des folklores baroques catalans, on le considéra au niveau mondial comme un épiphénomène, et les mouvements modernes du 20ème siècle se développèrent dans une tendance rationaliste et géométrique ; la ligne droite reprit le dessus sur la ligne courbe, le code sur l’harmonie, la raison sur la nature, même si les plus talentueux, frustrés du contact avec les forces naturelles, laissaient apparaître dans leurs œuvres des tendances ignorées par les doctrinaires. C’est le cas dans la plupart des projets de Le Corbusier, par exemple, et, si l’on y regarde bien, dans ses écrits mêmes.
Mais la situation a singulièrement évolué depuis une trentaine d’années. Malgré des tentatives peu convaincantes dans leurs résultats pour réinstaurer un certain humanisme, (comme les tendances historicistes, comme la vogue des expressions vernaculaires), le pouvoir patriarcal allait au contraire se consolider. Comme tout pouvoir, sa mise en danger se traduit par une stratégie de contournement : si l’on perd du terrain sur un certain plan, on ne se bat pas sur ce plan mais on déplace le conflit sur un autre terrain ; ainsi, sur le plan de l’architecture dite moderne, minée par son schématisme, par l’arbitraire de sa rationalité, par la sécheresse de sa géométrie, la bataille étant d’avance perdue n’a pas lieu et le pouvoir patriarcal se déplace sur le système truqué du formalisme et des modes ; les puissances de l’argent, soutenues par l’autorité politique, ont besoin d’exprimer dans l’espace leur hégémonie, et même, à travers cette expression, d’être plébiscitées. C’est donc dans le prestige, la grandeur et la monumentalité, et dans l’originalité à tout prix, qu’elles vont investir en achetant les architectes ; ceux-ci trop heureux du gain, vont donc surenchérir sur la qualité spécifique de l’image ; je dis bien l’image, car elle ne reflète plus rien d’autre que sa propre glorification, il n’est plus question de nature, ni de site ou de paysage, ni de bien-être pour l’habitant, « développement durable » n’est plus qu’un slogan vide de sens, et le pouvoir patriarcal s’affiche une fois de plus avec arrogance, paradoxalement dans des formes que l’on croit imaginatives, alors que ce ne sont que des fantaisies gratuites : plus de raisonnements intégrant la complexité, les logiques et la nature, comme chez Gaudi, seulement des effets d’annonce. Quant à l’habitat populaire, on se contente de prestations minimales, tout en le majorant d’une inutile modernité, comme la tour de vingt étages ou le boulevard trop large et rectiligne fait pour les défilés militaires qui n’y passent jamais, fait pour que les voitures roulent vite et écrasent les enfants.
On pourrait dire que le pouvoir patriarcal, c’est la moitié de l’humanité qui régente l’autre ; les choses sont plus nuancées et recouvrent une lutte qui touche tous les domaines de l’activité humaine. Il est intéressant d’analyser cette lutte parfois totalement occulte : je l’ai évoquée au niveau de l’architecture, on la retrouve au niveau des comportements politiques, avec leurs pratiques agressives, avec la mise à l’écart des femmes, on la retrouve dans les religions, avec les prises de position réactionnaires du Vatican ou la soumission de la femme dans la majorité des structures sociales et familiales, particulièrement sensible ici, elle existe même dans les langages, (en français, la prédominance du masculin sur le féminin), et ainsi de suite. Si l’on est attentif, on voit que, dans tous les gestes de la vie collective, de la vie familiale, de la vie personnelle, on est enchaîné à l’histoire de centaines de siècles de pouvoir patriarcal par tout ce qui conditionne notre vie. Le véritable progrès ne sera ni dans l’enrichissement et la croissance, ni dans le développement technologique, il sera dans le rééquilibrage des tendances patriarcales et matriarcales.
JJ Deluz
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 18
Fernand Pouillon en Algérie 22082007
Le 5 juillet 1962, je photographiai sur la terrasse de mon immeuble une jeune Algérienne qui s’était vêtue d’une robe verte, d’un chemisier blanc et d’une ceinture rouge ; symbole radieux d’une Algérie future, libre et rêvée. Mais si j’évoque ce souvenir, c’est en réalité pour parler de Pouillon : car l’immeuble en question, que j’habitais depuis cinq ans, faisait partie de la cité de Diar el-Mahçoul. Il s’appelait le bâtiment R et avait été conçu par l’architecte spécialement pour les urbanistes de la ville. C’était un grand carré d’un seul étage, donnant sur la « placette du corsaire », à côté de l’entrée de la villa des Arcades, (la villa de Barberousse), que Pouillon lui-même occupa des années, avant et après l’indépendance. Ce grand carré contenait une cour intérieure, carrée elle-même, dans laquelle un escalier conduisait à une galerie périphérique qui distribuait 8 logements : 4 aux angles, de grande taille, et 4 studios intercalaires. Une large dalle en porte-à-faux faisait le tour de l’immeuble, constituant un balcon pour chaque appartement. Quant au logement lui-même, il était conçu pour satisfaire le mode de vie d’architectes un peu marginaux : la pièce principale était double, de grandes dimensions, agrémentée d’une cheminée à feu ouvert, les chambres petites, la cuisine minuscule éclairée sur un tout petit patio dans lequel un escalier acrobatique amenait à la terrasse ; chaque logement en disposait personnellement, la terrasse, superposée au logement, était entourée d’un mur de 1,40 mètre de haut. Dans ce simple exemple, il y a tout le talent de Pouillon : aucune concession au formalisme, aux formes gratuites et inutiles ; une simplicité au sens le plus noble du terme, la simplicité même des architectures traditionnelles, mais aucun passéisme non plus ; pas d’imitation, pas d’artifice ; tout est pensé pour le plaisir d’habiter et le bien-être des occupants ; la simplicité de la construction, la modestie de l’architecture, garantissent aussi l’économie du projet, le luxe est dans l’espace architectural et non dans des dépenses somptuaires. Aujourd’hui, les habitants ont changé, je suppose (en voyant les constructions parasitaires qui ont été édifiées sur les terrasses), que ce sont des familles nombreuses, mais comment se sont-elles adaptées à un modèle aussi spécifique, je l’ignore.
Situons d’abord Pouillon dans l’histoire architecturale de l’Algérie ; sans aucun doute, il est l’architecte contemporain le plus important parmi ceux qui ont œuvré ici. Sans entrer dans les détails, je rappelle que, dans les années 1954/55, Chevallier, maire d’Alger, fonctionnaire atypique de l’administration coloniale, veut changer les choses. Il croit à l’intégration de l’Algérie à la France, au plein droit des Algériens dans un cadre fédératif, il est ce qu’on peut appeler un catholique progressiste. Dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme, il est conscient de l’insuffisance des projets et des réalisations en cours ; le côté sec et primaire des aménagements du Champ de Manœuvres (le 1er-Mai) conçus par Zehrfuss, architecte pontifiant du mouvement moderne, et par les “corbusistes” algérois, comme Emery, ne le satisfont pas, et il ne trouve pas, sur place, des idées nouvelles. Pierre Dalloz (avec lequel il créera l’ « Agence du Plan d’Alger ») lui conseilla Pouillon, qui venait de réaliser la rénovation du vieux port de Marseille avec l’appui de Perret. Chevallier appelle Pouillon et lui confie la conception des nouveaux quartiers qui prendront nom de Diar es Saada, Diar el-Mahçoul et Climat de France. Je n’entre pas dans d’autres détails événementiels, car Pouillon lui-même les raconte dans son livre autobiographique, Les Mémoires d’un architecte.
Le côté novateur de ces réalisations est d’une importance immense, même si cela n’apparaît pas spontanément au regard des visiteurs, car il ne se manifeste pas par des formes inattendues, provocatrices, comme le font aujourd’hui la plupart des architectes de renom. C’est une architecture faite de simplicité, de murs de façades percés de fenêtres, de quelques signes identitaires, autrement dit d’apparence banale ; et pourtant c’est une révolution.
J’ai déjà, souvent, évoqué la problématique de l’urbanisme confronté aux conditions de la vie urbaine actuelle : ni la rue ancienne et ses bâtiments à l’alignement, ni les diverses versions de la cité-jardin ni les féroces entassements de buildings des métropoles financières, ne peuvent aujourd’hui satisfaire les aspirations à la fois collectives (convivialité, proximité) et à la fois individuelles (confort, contact avec la nature) du citadin. Alors Pouillon réinvente la notion de l’espace urbain. La rue, la place et la placette, le jardin public, sont les éléments composants du quartier, la continuité de ces espaces ne souffre pas d’exceptions, et la complémentarité de l’espace et des volumes bâtis en est la règle d’or ; les volumes s’organisent dans l’équilibre des masses – continuité, contrastes – et dans l’étude paysagère des silhouettes. Dès lors, l’utilisation de ces quelques principes affranchit l’architecte de tout modèle théorique, au profit d’une combinatoire libre ; quelque chose d’apparence si simple, et pourtant si nouvelle, que personne n’a su s’en inspirer pendant des dizaines d’années. A cela s’ajoute la qualité du détail : l’architecture des façades est faite essentiellement de variations (au sens même du terme qu’on utilise en musique) des pleins et des vides, de proportions harmoniques, de matière (la pierre importée, coup de génie ou grosse affaire ?)… En tout cas, si Pouillon s’aventurait parfois dans des entreprises hasardeuses, c’était toujours au profit de son architecture), et rehaussement par des signes identitaires, tels que le carreau céramique, l’encorbellement soutenu par des rondins, (dont on peut discuter l’artificialité), le claustra de terre cuite, la sculpture de Amado sur la tour de Diar el-Mahçoul. Dans ce portrait condensé, il faut aussi souligner la réinsertion dans l’espace urbain du mobilier, les fontaines, les bancs (la plupart disparus aujourd’hui, faute d’entretien) et surtout des arbres, en particulier les palmiers de Diar es Saada et de Diar el-Mahçoul. L’histoire déplorable de la grande fontaine de Diar el-Mahçoul, transplantée en face du Bastion 23, est connue ; il n’en reste pas moins que les places de Pouillon, celles de Diar es Saada et celle de Diar el-Mahçoul, avec leur ouverture vers la mer, et celle, monumentale, de Climat de France, n’ont pas d’équivalents.
Toute cette science architecturale est magnifiquement exprimée dans son ouvrage romancé, Les Pierres sauvages, dans lequel je relève cette citation qui prend toute sa signification au temps de la facilité : “La difficulté est l’un des plus sûrs éléments de la beauté.”
Après son retour en France, Pouillon fut pris dans des aventures de promotion immobilière compliquées qui l’amenèrent en prison où, très probablement, on le fit payer pour les autres, et là, il rencontra des responsables du FLN avec lesquels il se lia d’amitié : schématiquement, c’est comme cela qu’il fut rappelé en Algérie où lui fut confiée la chaîne des grands hôtels de l’ONAT.
Pouillon adopta deux principes que je résume : le premier était, contrairement à la pratique de toutes les chaînes internationales dont la règle est le modèle standard, pour que partout on reconnaisse leur marque, de différencier, d’individualiser chaque hôtel dans sa région et dans son site. Le second était d’inventer un produit, (l’hôtel) répondant aux aspirations du touriste ; le touriste est un personnage spécifique ; il voyage comme on va au spectacle, il avale du paysage, des villes, des médinas, de belles ruines, du folklore pittoresque, le thé à la menthe sous la tente, l’objet artisanal. Il n’affronte pas la réalité mais une image superficielle, (un imaginaire) qu’on fabrique pour lui. Pouillon décide de jouer le jeu : chaque hôtel sera un objet particulier, inspiré en premier chef par son implantation locale, mais enjolivé par tout un théâtre architectural ; il est un homme de haute culture, passionné autant par les époques romanes et gothiques que par le classicisme occidental et par les architectures arabes et berbères. Aussi joue-t-il, dans cet ensemble prodigieux qu’il bâtit, des éléments et des motifs décoratifs les plus divers, de la citadelle médiévale aux patios de la maison arabe, de la perspective monumentale aux ruelles en chicanes, des arcades aux coupoles, avec une virtuosité incomparable. De Seraidi à Biskra et à El-Oued, de Bou Saâda à Laghouat, à Ghardaïa, à Meniaa, d’Alger à Sidi Fredj, Zeralda et Tipasa, d’Ain Sefra à Beni Abbès et Timimoun, c’est un florilège de morceaux de bravoure.
Cette seconde carrière algérienne de Pouillon fut interrompue par la machine bureaucratique et – personnage beaucoup trop hors normes, et qui avait le défaut d’être un artiste – il dut abandonner la villa des Arcades (qu’on lui avait restitué lorsqu’on avait fait appel à lui) et retourner en France, où il mourut peu de temps après.
JJ Deluz
Le 5 juillet 1962, je photographiai sur la terrasse de mon immeuble une jeune Algérienne qui s’était vêtue d’une robe verte, d’un chemisier blanc et d’une ceinture rouge ; symbole radieux d’une Algérie future, libre et rêvée. Mais si j’évoque ce souvenir, c’est en réalité pour parler de Pouillon : car l’immeuble en question, que j’habitais depuis cinq ans, faisait partie de la cité de Diar el-Mahçoul. Il s’appelait le bâtiment R et avait été conçu par l’architecte spécialement pour les urbanistes de la ville. C’était un grand carré d’un seul étage, donnant sur la « placette du corsaire », à côté de l’entrée de la villa des Arcades, (la villa de Barberousse), que Pouillon lui-même occupa des années, avant et après l’indépendance. Ce grand carré contenait une cour intérieure, carrée elle-même, dans laquelle un escalier conduisait à une galerie périphérique qui distribuait 8 logements : 4 aux angles, de grande taille, et 4 studios intercalaires. Une large dalle en porte-à-faux faisait le tour de l’immeuble, constituant un balcon pour chaque appartement. Quant au logement lui-même, il était conçu pour satisfaire le mode de vie d’architectes un peu marginaux : la pièce principale était double, de grandes dimensions, agrémentée d’une cheminée à feu ouvert, les chambres petites, la cuisine minuscule éclairée sur un tout petit patio dans lequel un escalier acrobatique amenait à la terrasse ; chaque logement en disposait personnellement, la terrasse, superposée au logement, était entourée d’un mur de 1,40 mètre de haut. Dans ce simple exemple, il y a tout le talent de Pouillon : aucune concession au formalisme, aux formes gratuites et inutiles ; une simplicité au sens le plus noble du terme, la simplicité même des architectures traditionnelles, mais aucun passéisme non plus ; pas d’imitation, pas d’artifice ; tout est pensé pour le plaisir d’habiter et le bien-être des occupants ; la simplicité de la construction, la modestie de l’architecture, garantissent aussi l’économie du projet, le luxe est dans l’espace architectural et non dans des dépenses somptuaires. Aujourd’hui, les habitants ont changé, je suppose (en voyant les constructions parasitaires qui ont été édifiées sur les terrasses), que ce sont des familles nombreuses, mais comment se sont-elles adaptées à un modèle aussi spécifique, je l’ignore.
Situons d’abord Pouillon dans l’histoire architecturale de l’Algérie ; sans aucun doute, il est l’architecte contemporain le plus important parmi ceux qui ont œuvré ici. Sans entrer dans les détails, je rappelle que, dans les années 1954/55, Chevallier, maire d’Alger, fonctionnaire atypique de l’administration coloniale, veut changer les choses. Il croit à l’intégration de l’Algérie à la France, au plein droit des Algériens dans un cadre fédératif, il est ce qu’on peut appeler un catholique progressiste. Dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme, il est conscient de l’insuffisance des projets et des réalisations en cours ; le côté sec et primaire des aménagements du Champ de Manœuvres (le 1er-Mai) conçus par Zehrfuss, architecte pontifiant du mouvement moderne, et par les “corbusistes” algérois, comme Emery, ne le satisfont pas, et il ne trouve pas, sur place, des idées nouvelles. Pierre Dalloz (avec lequel il créera l’ « Agence du Plan d’Alger ») lui conseilla Pouillon, qui venait de réaliser la rénovation du vieux port de Marseille avec l’appui de Perret. Chevallier appelle Pouillon et lui confie la conception des nouveaux quartiers qui prendront nom de Diar es Saada, Diar el-Mahçoul et Climat de France. Je n’entre pas dans d’autres détails événementiels, car Pouillon lui-même les raconte dans son livre autobiographique, Les Mémoires d’un architecte.
Le côté novateur de ces réalisations est d’une importance immense, même si cela n’apparaît pas spontanément au regard des visiteurs, car il ne se manifeste pas par des formes inattendues, provocatrices, comme le font aujourd’hui la plupart des architectes de renom. C’est une architecture faite de simplicité, de murs de façades percés de fenêtres, de quelques signes identitaires, autrement dit d’apparence banale ; et pourtant c’est une révolution.
J’ai déjà, souvent, évoqué la problématique de l’urbanisme confronté aux conditions de la vie urbaine actuelle : ni la rue ancienne et ses bâtiments à l’alignement, ni les diverses versions de la cité-jardin ni les féroces entassements de buildings des métropoles financières, ne peuvent aujourd’hui satisfaire les aspirations à la fois collectives (convivialité, proximité) et à la fois individuelles (confort, contact avec la nature) du citadin. Alors Pouillon réinvente la notion de l’espace urbain. La rue, la place et la placette, le jardin public, sont les éléments composants du quartier, la continuité de ces espaces ne souffre pas d’exceptions, et la complémentarité de l’espace et des volumes bâtis en est la règle d’or ; les volumes s’organisent dans l’équilibre des masses – continuité, contrastes – et dans l’étude paysagère des silhouettes. Dès lors, l’utilisation de ces quelques principes affranchit l’architecte de tout modèle théorique, au profit d’une combinatoire libre ; quelque chose d’apparence si simple, et pourtant si nouvelle, que personne n’a su s’en inspirer pendant des dizaines d’années. A cela s’ajoute la qualité du détail : l’architecture des façades est faite essentiellement de variations (au sens même du terme qu’on utilise en musique) des pleins et des vides, de proportions harmoniques, de matière (la pierre importée, coup de génie ou grosse affaire ?)… En tout cas, si Pouillon s’aventurait parfois dans des entreprises hasardeuses, c’était toujours au profit de son architecture), et rehaussement par des signes identitaires, tels que le carreau céramique, l’encorbellement soutenu par des rondins, (dont on peut discuter l’artificialité), le claustra de terre cuite, la sculpture de Amado sur la tour de Diar el-Mahçoul. Dans ce portrait condensé, il faut aussi souligner la réinsertion dans l’espace urbain du mobilier, les fontaines, les bancs (la plupart disparus aujourd’hui, faute d’entretien) et surtout des arbres, en particulier les palmiers de Diar es Saada et de Diar el-Mahçoul. L’histoire déplorable de la grande fontaine de Diar el-Mahçoul, transplantée en face du Bastion 23, est connue ; il n’en reste pas moins que les places de Pouillon, celles de Diar es Saada et celle de Diar el-Mahçoul, avec leur ouverture vers la mer, et celle, monumentale, de Climat de France, n’ont pas d’équivalents.
Toute cette science architecturale est magnifiquement exprimée dans son ouvrage romancé, Les Pierres sauvages, dans lequel je relève cette citation qui prend toute sa signification au temps de la facilité : “La difficulté est l’un des plus sûrs éléments de la beauté.”
Après son retour en France, Pouillon fut pris dans des aventures de promotion immobilière compliquées qui l’amenèrent en prison où, très probablement, on le fit payer pour les autres, et là, il rencontra des responsables du FLN avec lesquels il se lia d’amitié : schématiquement, c’est comme cela qu’il fut rappelé en Algérie où lui fut confiée la chaîne des grands hôtels de l’ONAT.
Pouillon adopta deux principes que je résume : le premier était, contrairement à la pratique de toutes les chaînes internationales dont la règle est le modèle standard, pour que partout on reconnaisse leur marque, de différencier, d’individualiser chaque hôtel dans sa région et dans son site. Le second était d’inventer un produit, (l’hôtel) répondant aux aspirations du touriste ; le touriste est un personnage spécifique ; il voyage comme on va au spectacle, il avale du paysage, des villes, des médinas, de belles ruines, du folklore pittoresque, le thé à la menthe sous la tente, l’objet artisanal. Il n’affronte pas la réalité mais une image superficielle, (un imaginaire) qu’on fabrique pour lui. Pouillon décide de jouer le jeu : chaque hôtel sera un objet particulier, inspiré en premier chef par son implantation locale, mais enjolivé par tout un théâtre architectural ; il est un homme de haute culture, passionné autant par les époques romanes et gothiques que par le classicisme occidental et par les architectures arabes et berbères. Aussi joue-t-il, dans cet ensemble prodigieux qu’il bâtit, des éléments et des motifs décoratifs les plus divers, de la citadelle médiévale aux patios de la maison arabe, de la perspective monumentale aux ruelles en chicanes, des arcades aux coupoles, avec une virtuosité incomparable. De Seraidi à Biskra et à El-Oued, de Bou Saâda à Laghouat, à Ghardaïa, à Meniaa, d’Alger à Sidi Fredj, Zeralda et Tipasa, d’Ain Sefra à Beni Abbès et Timimoun, c’est un florilège de morceaux de bravoure.
Cette seconde carrière algérienne de Pouillon fut interrompue par la machine bureaucratique et – personnage beaucoup trop hors normes, et qui avait le défaut d’être un artiste – il dut abandonner la villa des Arcades (qu’on lui avait restitué lorsqu’on avait fait appel à lui) et retourner en France, où il mourut peu de temps après.
JJ Deluz
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 19
Enseigner l’architecture.
Introduction
J’ai enseigné l’architecture pendant vingt-cinq ans. Je me pose souvent la question : ai-je perdu mon temps, n’aurais-je pas mieux fait de construire plus et d’exprimer mes idées à travers des réalisations, plutôt que de passer un message direct à des étudiants qui, peut-être, ne m’écoutaient pas ou ne me comprenaient pas ? La question est ouverte. Certains de mes anciens élèves en architecture, bons ou mauvais, pourront éventuellement y répondre. Mais je dois dire deux choses : la première est que, de toutes façons, c’est un métier passionnant, et que, dans le dialogue entre eux, l’enseignant et l’enseigné sont en position d’apprendre. J’en ai largement profité. La deuxième est que, par mon statut, j’ai réussi contre la réglementation elle-même, à maintenir parallèlement ma double activité d’enseignant et d’architecte libéral. A mon sens, aucun enseignement sérieux de l’architecture ne peut se faire hors de cette dualité, si difficile à assumer soit-elle.
Cette chronique comprend trois parties : les deux premières retracent mon parcours, ENABA et EPAU, sur le plan évènementiel. La troisième résume le support théorique qui, selon moi, doit porter l’enseignement de l’architecture.
Première partie : parcours, l’Enaba.
C’était en 1964, je marchais sur le boulevard du Télemly, et, devant l’entrée de l’école des beaux-arts, je croisai madame Cottin – Euziol. Elle était une très bonne architecte, on lui doit par exemple des logements collectifs sur la Bouzareah d’une qualité inhabituelle. On bavarde un peu et elle me dit à brûle-pourpoint : -viens enseigner avec nous, nous ne sommes pas assez nombreux. L’idée ne m’en serait pas venue, mais elle m’amena dans le bureau de Bachir Yellès et l’affaire fut conclue. On peut trouver cela bien léger : pourtant, dans le contexte historique, cela se justifiait, les quelques architectes français qui étaient encore là, Di Martino, Solivérès, et quelques autres, étaient sur le point de partir, et les « promotions de l’indépendance » créées par Abderrahmane Bouchama, le seul architecte algérien, avaient ressuscité l’école depuis 1963. Dans leur majorité, les nouveaux étudiants n’avaient par de diplômes, (presque aucun baccalauréat), les enseignants comme moi n’avaient que leur expérience et leur culture personnelle, mais il y avait une ambiance de pionniers, une cohésion dans la camaraderie, qui, à mon sens, remplaçait éruditions, thèses et diplômes : je ne fais pas ici du populisme, et je suis conscient des défaillances qu’il y avait à combler ; mais je me demande, en toute objectivité, si ce pragmatisme à la limite du volontariat n’avait pas des vertus supérieures aux complexités bureaucratiques de la future université.
La section d’architecture avait été dirigée par Claro, un homme aimable et de vieille culture, qui était l’auteur des bâtiments, où se mélangent un académisme maîtrisé et les influences stylistiques d’Auguste Perret ; le « parti », selon le vocabulaire des beaux-arts, y est parfaitement lisible et efficace : accrochage dans la pente et ouverture théâtrale sur la mer. Le peintre Yellès lui avait succédé dès 1964. L’école nationale d’architecture et des beaux-arts, (l’ENABA) dépendait du ministère de l’information.
Lorsque je commençai dans cette nouvelle pratique, (on peut même dire ce nouveau métier), je trouvai une situation de programme stagnante et résiduelle ; mais, cette même année, l’architecte Anatole Kopp fit équipe avec moi pour réorienter les études. Kopp, (aujourd’hui décédé) était marxiste et militant, ses travaux en Algérie, (Ouchaya à Alger, les Planteurs à Oran) intégraient fortement les facteurs sociaux : construire et former les gens dans un même geste. Il avait, par ailleurs, publié des ouvrages de référence sur l’urbanisme et l’architecture en Union soviétique. S’il apportait dans l’enseignement la conscience politique des paramètres socio – économiques, j’apportais pour ma part mon expérience de l’urbanisme, de l’intégration aux sites et aux paysages, de l’accrochage au sol, de la construction, et de l’esthétique en tant que géométrie de l’espace, maîtrise des proportions harmoniques, modernité.
Dans les années qui suivirent, Kopp nous quitta, et le corps enseignant s’étoffa par des apports de provenances diverses, du « pied rouge » dogmatique venu d’Uruguay, (Chifflet), au réactionnaire franco-vietnamien, (Kam Phet) ou au fonctionnaliste italien, (Datta). Pour équilibrer le débat, je fis venir de mon côté quelques collègues suisses, (Wintsch, Rossier), ce qui faisait dire que le « clan des suisses » dirigeait l’école. Il y eut aussi des jeunes italiens de très bon niveau qui s’inscrivaient dans des courants intellectuels parallèles aux nôtres. J’avais acquis la confiance du directeur, et je rédigeai une « doctrine » et un programme qui furent adoptés. Mais, dans les années 68 – 69, les choses se dégradèrent. Les étudiants militaient dans leur union, certains avec virulence et conviction, il y avait Mahdi, Tewfik Guerroudj, Mohamed Atmani, et, naturellement, j’étais de leur côté et eux du mien. La situation fut assez explosive, le ministère nomma un vieux mandarin italien, De Luigi, à la direction des études.
Les étudiants tentèrent d’imposer l’idée d’une gestion collégiale dans laquelle ils auraient eu leurs voix, tout cela sombra dans la confusion et la section d’architecture fut dissoute en 1970 pour être transférée dans le cadre universitaire à l’école polytechnique d’architecture et d’urbanisme (l’EPAU) dont les premiers bâtiments étaient en voie d’achèvement à El Harrach, suivant le projet d’Oscar Niemeyer. Quant à moi, j’avais démissionné en 1969.
Mon bilan de cette époque n’est pas négatif : l’école était vivante, le nombre d’étudiants raisonnable, (bien qu’il n’y eut encore que peu de filles), ce qui permettait les contacts personnels, la bureaucratie ne pesait pas sur nous. J’avais livré des batailles ouvertes contre Chifflet qui voulait instaurer la discipline communiste, contre Kam Phet qui voulait revenir aux programmes des beaux-arts des années 50, contre Datta qui aurait instauré la technocratie. Toutefois, il est bien difficile d’évaluer l’apport positif ou négatif de notre enseignement sur des architectes qui ont accédé aujourd’hui aux postes élevés de l’administration ou de l’enseignement, ou à l’activité libérale. Dans ces chroniques, j’ai beaucoup évoqué la faiblesse qualitative de l’architecture en Algérie, et la part de responsabilité que nous avons tous, enseignants, étudiants, administrations, dirigeants politiques, est plus liée à l’histoire et au développement du pays qu’à nos actions personnelles, qui étaient souvent à contre-courant.
Enseigner l’architecture: l’Epau
La conception de Niemeyer était à la fois pratique (la formation qu’il proposait tenait plus de l’apprentissage que de l’étude universitaire) et élitiste : une école pour moins de cent étudiants avec un maître, lui. Cela ne pouvait pas convenir au ministère de l’Enseignement supérieur dont les ambitions, face aux besoins qu’il chiffrait pour le pays, étaient quantitatives. La vérité est évidemment entre les deux : pour ma part, envers et contre tous, j’approuve la démarche élitiste ; un architecte bien formé vaut mieux que dix architectes incompétents ; dans les domaines de pointe, la formation de masse débouche sur la production de masse, avec toutes les conséquences que nous avons évoquées sur le plan de la qualité ; c’est un mauvais calcul. Le produit de qualité est durable, le bien-être dans la ville et dans le logement est un facteur non négligeable de paix sociale. Il est inutile de démultiplier le nombre des hommes de l’art (médecins, architectes…) si tous ceux qui participent à leurs actions ne sont pas présents ; l’équilibre avec les différentes formations professionnelles est donc primordial ; comme en médecine, il ne suffit pas de bons médecins mais il faut tout l’encadrement paramédical ; pour l’architecture, il faut les techniciens du bâtiment, les dessinateurs, les métreurs, les informaticiens, etc.
Lorsqu’un wali ou un ministre présente son bilan au Président, il ne parle que chiffres et pourcentages ; on ne dira jamais assez à quel point la prédominance du quantitatif sur le qualitatif pénalise non seulement les conditions de vie de la population, mais également le développement lui-même.
Ayant rejeté la proposition de Niemeyer, le ministère nomma un nouveau directeur, M. Mokdad, épaulé par André Ravillard, dont le décès récent vient de nous attrister. Ils étaient tous deux architectes. Ils me rappelèrent pour faire équipe avec eux. Il fut établi d’une part qu’on assurait la continuité avec les programmes des beaux-arts, d’autre part qu’il fallait s’intégrer dans le système universitaire ; cette seconde contrainte ne fut jamais clairement élucidée. L’organisation en modules, les ponts entre facultés se heurtaient à la spécificité de l’architecture, pour laquelle le cœur de l’enseignement a toujours été l’atelier. Beaucoup de déperdition résulta de cette vision abstraite, sortie de la machinerie bureaucratique.
Le nombre des bacheliers était devenu assez important pour que le recrutement devienne conséquent, les effectifs gonflèrent rapidement, le corps enseignant s’enrichit de coopérants internationaux (français, italiens, roumains, pour évoquer ceux qui eurent de l’importance, ou du moins dont je me souviens) et les locaux de Niemeyer devinrent, dès le début, insuffisants. En plus, leur construction laissait à désirer, à cause du décalage technologique entre le projet brésilien (copie conforme de l’école de Brasilia) et les pratiques de la DNC (l’entreprise de la défense nationale). Par exemple, la structure se composait d’éléments de voiles porteurs en façades et de poutres transversales de grande portée, peu écartées les unes des autres, entre lesquelles la couverture formait un bac en creux. Cela posait un problème essentiel d’étanchéité que l’entreprise ne parvint jamais à résoudre et, les premières années, par temps de pluie, nous travaillions les pieds dans l’eau. Plus tard, je fis poser sur toute cette structure d’immenses tôles de TN40 (lfabriquées par SNS) que je fis venir de Annaba par convois spéciaux. L’esthétique de Niemeyer fut sauvée et les locaux redevinrent salubres.
Le ministère remplaça M. Mokdad par Améziane Ikène, sociologue, qui avait déjà enseigné sa discipline à l’école des beaux-arts. Nous nous connaissions bien et je pus rédiger pour lui les documents théoriques d’appui à l’enseignement et les nouveaux programmes ; les résistances, au ministère et parmi les enseignants, étaient parfois contraignantes, et tout cela déboucha sur beaucoup de compromis. Les ingénieurs poussaient à une dominante technique, un coopérant français voulait qu’on forme des « chefs » (l’architecte « chef d’orchestre »), un professeur italien d’histoire de l’architecture voulait revenir à l’enseignement classique des monuments et des styles (au détriment des tissus traditionnels indignes de l’histoire), etc. Quant au ministère, il voulait du nombre, de la réussite et de l’homogénéité dans le système universitaire. Je reparlerai de mes positions doctrinaires dans la troisième partie de ce texte, sur la base desquelles je créai l’Atelier de recherches et de projets (ARP) qui eut une vie assez courte ; j’aurais voulu que le ministère nous donne à étudier des projets concrets (à construire sans contraintes de délais) et qui auraient constitué des laboratoires d’architecture pour les étudiants; mais la tutelle ne comprit pas cela et, au contraire, nous proposa des études théoriques de normalisation qui allaient à l’envers de mes intentions. Puis, toujours avec l’aide de M. Ikène, le Centre de recherches en architecture et en urbanisme (CRAU) remplaça l’ARP.
J’ai dit plus haut que les locaux étaient, dès le départ, insuffisants, et le ministère inscrivit au budget une extension ; avec l’appui d’un de ses hauts fonctionnaires, le regretté M. Guediri, avec lequel nous avions de bons rapports, il fut décidé que nous ferions nous-mêmes le projet, sous condition d’aller vite. Nous formâmes un groupe d’étude (Alemagna, coopérant italien de forte personnalité, Ravillard, un Iranien dont j’ai perdu le nom, et moi) pour une première esquisse ; mais le terrain que nous avait octroyé le ministère, au nord des bâtiments de Niemeyer, appartenait à l’institut d’agriculture qui refusa de s’en séparer car il y faisait des expérimentations à long terme. Après de longues tractations, nous eûmes un autre terrain prolongeant les constructions existantes à l’est. Alemagna quitta l’Algérie et, finalement, je me retrouvai seul pour assurer le nouveau projet, que je fus obligé de sortir en quelques jours. Le projet d’extension de l’EPAU fut mis ensuite au point avec des coopérants ingénieurs, qui firent un travail bénévole remarquable : le Roumain Petrovici, le Français Bousquet. Sur la même lancée, je fis réaliser les locaux du CRAU avec des moyens rudimentaires.
Nous fîmes aussi, avec un groupe de coopérants français, plusieurs expériences d’intégration des énergies douces à l’architecture, mais le contexte n’était pas encore mûr pour susciter de l’émulation.
Lorsque M. Ikène quitta la direction, le chantier de l’extension n’était pas fini, les difficultés s’accumulaient (au début des années 80, il y avait de nombreuses pénuries de matériaux), les coopérants s’en allaient et le corps enseignant algérien s’étoffait, de formations et de compétences inégales. J’eus d’excellents assistants et assistantes, mais aussi beaucoup de jalousies (tuer le père, prendre sa place) et je démissionnai en 1988. A titre anecdotique, j’aurais mieux fait d’attendre encore un peu car mon salaire était dérisoire, de sorte que ma retraite, à la suite de démarches épuisantes, fut de 3500 dinars par mois.
Mon départ datant de près de vingt ans et mes contacts avec l’école ayant été réduits aux quelques enseignants avec lesquels je gardai des rapports d’amitié, je ne porterai pas de jugements sur son devenir ; mais mon impression est que le gonflement permanent des effectifs, l’isolement de chaque enseignant dans son cours ou son atelier, l’absence d’expérience pratique des architectes qui suivent le cursus universitaire (post-graduation, doctorat), éloignent l’école de sa vocation primordiale – la mise sur le marché des compétences – au détriment d’un académisme dont je crains la stérilité : l’analyse et la théorie comme des fins en soi.
Pour conclure ce chapitre, je reparlerai des bâtiments. Depuis mon départ, je vois se greffer sur la cohérence du projet initial (celui de Niemeyer et le mien) des aménagements et des constructions divers. Cela est normal et j’aime qu’un ensemble bâti soit un organisme vivant, qui croît comme une plante. Mais cette croissance devrait s’effectuer dans la continuité et dans l’harmonie, ce qui n’est pas le cas ; des couleurs aberrantes sur les façades, le remplacement des brise-soleil par des châssis plats sans esprit, un bloc d’amphithéâtre implanté correctement mais de forme et de fonctionnement absurdes, des locaux surajoutés n’importe où n’importe comment : du gâchis. Bien entendu, personne ne m’a consulté, car l’idée qu’il existe, dans notre métier, une clause de propriété intellectuelle, paraît encore totalement farfelue.
A suivre.
JJ Deluz
Introduction
J’ai enseigné l’architecture pendant vingt-cinq ans. Je me pose souvent la question : ai-je perdu mon temps, n’aurais-je pas mieux fait de construire plus et d’exprimer mes idées à travers des réalisations, plutôt que de passer un message direct à des étudiants qui, peut-être, ne m’écoutaient pas ou ne me comprenaient pas ? La question est ouverte. Certains de mes anciens élèves en architecture, bons ou mauvais, pourront éventuellement y répondre. Mais je dois dire deux choses : la première est que, de toutes façons, c’est un métier passionnant, et que, dans le dialogue entre eux, l’enseignant et l’enseigné sont en position d’apprendre. J’en ai largement profité. La deuxième est que, par mon statut, j’ai réussi contre la réglementation elle-même, à maintenir parallèlement ma double activité d’enseignant et d’architecte libéral. A mon sens, aucun enseignement sérieux de l’architecture ne peut se faire hors de cette dualité, si difficile à assumer soit-elle.
Cette chronique comprend trois parties : les deux premières retracent mon parcours, ENABA et EPAU, sur le plan évènementiel. La troisième résume le support théorique qui, selon moi, doit porter l’enseignement de l’architecture.
Première partie : parcours, l’Enaba.
C’était en 1964, je marchais sur le boulevard du Télemly, et, devant l’entrée de l’école des beaux-arts, je croisai madame Cottin – Euziol. Elle était une très bonne architecte, on lui doit par exemple des logements collectifs sur la Bouzareah d’une qualité inhabituelle. On bavarde un peu et elle me dit à brûle-pourpoint : -viens enseigner avec nous, nous ne sommes pas assez nombreux. L’idée ne m’en serait pas venue, mais elle m’amena dans le bureau de Bachir Yellès et l’affaire fut conclue. On peut trouver cela bien léger : pourtant, dans le contexte historique, cela se justifiait, les quelques architectes français qui étaient encore là, Di Martino, Solivérès, et quelques autres, étaient sur le point de partir, et les « promotions de l’indépendance » créées par Abderrahmane Bouchama, le seul architecte algérien, avaient ressuscité l’école depuis 1963. Dans leur majorité, les nouveaux étudiants n’avaient par de diplômes, (presque aucun baccalauréat), les enseignants comme moi n’avaient que leur expérience et leur culture personnelle, mais il y avait une ambiance de pionniers, une cohésion dans la camaraderie, qui, à mon sens, remplaçait éruditions, thèses et diplômes : je ne fais pas ici du populisme, et je suis conscient des défaillances qu’il y avait à combler ; mais je me demande, en toute objectivité, si ce pragmatisme à la limite du volontariat n’avait pas des vertus supérieures aux complexités bureaucratiques de la future université.
La section d’architecture avait été dirigée par Claro, un homme aimable et de vieille culture, qui était l’auteur des bâtiments, où se mélangent un académisme maîtrisé et les influences stylistiques d’Auguste Perret ; le « parti », selon le vocabulaire des beaux-arts, y est parfaitement lisible et efficace : accrochage dans la pente et ouverture théâtrale sur la mer. Le peintre Yellès lui avait succédé dès 1964. L’école nationale d’architecture et des beaux-arts, (l’ENABA) dépendait du ministère de l’information.
Lorsque je commençai dans cette nouvelle pratique, (on peut même dire ce nouveau métier), je trouvai une situation de programme stagnante et résiduelle ; mais, cette même année, l’architecte Anatole Kopp fit équipe avec moi pour réorienter les études. Kopp, (aujourd’hui décédé) était marxiste et militant, ses travaux en Algérie, (Ouchaya à Alger, les Planteurs à Oran) intégraient fortement les facteurs sociaux : construire et former les gens dans un même geste. Il avait, par ailleurs, publié des ouvrages de référence sur l’urbanisme et l’architecture en Union soviétique. S’il apportait dans l’enseignement la conscience politique des paramètres socio – économiques, j’apportais pour ma part mon expérience de l’urbanisme, de l’intégration aux sites et aux paysages, de l’accrochage au sol, de la construction, et de l’esthétique en tant que géométrie de l’espace, maîtrise des proportions harmoniques, modernité.
Dans les années qui suivirent, Kopp nous quitta, et le corps enseignant s’étoffa par des apports de provenances diverses, du « pied rouge » dogmatique venu d’Uruguay, (Chifflet), au réactionnaire franco-vietnamien, (Kam Phet) ou au fonctionnaliste italien, (Datta). Pour équilibrer le débat, je fis venir de mon côté quelques collègues suisses, (Wintsch, Rossier), ce qui faisait dire que le « clan des suisses » dirigeait l’école. Il y eut aussi des jeunes italiens de très bon niveau qui s’inscrivaient dans des courants intellectuels parallèles aux nôtres. J’avais acquis la confiance du directeur, et je rédigeai une « doctrine » et un programme qui furent adoptés. Mais, dans les années 68 – 69, les choses se dégradèrent. Les étudiants militaient dans leur union, certains avec virulence et conviction, il y avait Mahdi, Tewfik Guerroudj, Mohamed Atmani, et, naturellement, j’étais de leur côté et eux du mien. La situation fut assez explosive, le ministère nomma un vieux mandarin italien, De Luigi, à la direction des études.
Les étudiants tentèrent d’imposer l’idée d’une gestion collégiale dans laquelle ils auraient eu leurs voix, tout cela sombra dans la confusion et la section d’architecture fut dissoute en 1970 pour être transférée dans le cadre universitaire à l’école polytechnique d’architecture et d’urbanisme (l’EPAU) dont les premiers bâtiments étaient en voie d’achèvement à El Harrach, suivant le projet d’Oscar Niemeyer. Quant à moi, j’avais démissionné en 1969.
Mon bilan de cette époque n’est pas négatif : l’école était vivante, le nombre d’étudiants raisonnable, (bien qu’il n’y eut encore que peu de filles), ce qui permettait les contacts personnels, la bureaucratie ne pesait pas sur nous. J’avais livré des batailles ouvertes contre Chifflet qui voulait instaurer la discipline communiste, contre Kam Phet qui voulait revenir aux programmes des beaux-arts des années 50, contre Datta qui aurait instauré la technocratie. Toutefois, il est bien difficile d’évaluer l’apport positif ou négatif de notre enseignement sur des architectes qui ont accédé aujourd’hui aux postes élevés de l’administration ou de l’enseignement, ou à l’activité libérale. Dans ces chroniques, j’ai beaucoup évoqué la faiblesse qualitative de l’architecture en Algérie, et la part de responsabilité que nous avons tous, enseignants, étudiants, administrations, dirigeants politiques, est plus liée à l’histoire et au développement du pays qu’à nos actions personnelles, qui étaient souvent à contre-courant.
Enseigner l’architecture: l’Epau
La conception de Niemeyer était à la fois pratique (la formation qu’il proposait tenait plus de l’apprentissage que de l’étude universitaire) et élitiste : une école pour moins de cent étudiants avec un maître, lui. Cela ne pouvait pas convenir au ministère de l’Enseignement supérieur dont les ambitions, face aux besoins qu’il chiffrait pour le pays, étaient quantitatives. La vérité est évidemment entre les deux : pour ma part, envers et contre tous, j’approuve la démarche élitiste ; un architecte bien formé vaut mieux que dix architectes incompétents ; dans les domaines de pointe, la formation de masse débouche sur la production de masse, avec toutes les conséquences que nous avons évoquées sur le plan de la qualité ; c’est un mauvais calcul. Le produit de qualité est durable, le bien-être dans la ville et dans le logement est un facteur non négligeable de paix sociale. Il est inutile de démultiplier le nombre des hommes de l’art (médecins, architectes…) si tous ceux qui participent à leurs actions ne sont pas présents ; l’équilibre avec les différentes formations professionnelles est donc primordial ; comme en médecine, il ne suffit pas de bons médecins mais il faut tout l’encadrement paramédical ; pour l’architecture, il faut les techniciens du bâtiment, les dessinateurs, les métreurs, les informaticiens, etc.
Lorsqu’un wali ou un ministre présente son bilan au Président, il ne parle que chiffres et pourcentages ; on ne dira jamais assez à quel point la prédominance du quantitatif sur le qualitatif pénalise non seulement les conditions de vie de la population, mais également le développement lui-même.
Ayant rejeté la proposition de Niemeyer, le ministère nomma un nouveau directeur, M. Mokdad, épaulé par André Ravillard, dont le décès récent vient de nous attrister. Ils étaient tous deux architectes. Ils me rappelèrent pour faire équipe avec eux. Il fut établi d’une part qu’on assurait la continuité avec les programmes des beaux-arts, d’autre part qu’il fallait s’intégrer dans le système universitaire ; cette seconde contrainte ne fut jamais clairement élucidée. L’organisation en modules, les ponts entre facultés se heurtaient à la spécificité de l’architecture, pour laquelle le cœur de l’enseignement a toujours été l’atelier. Beaucoup de déperdition résulta de cette vision abstraite, sortie de la machinerie bureaucratique.
Le nombre des bacheliers était devenu assez important pour que le recrutement devienne conséquent, les effectifs gonflèrent rapidement, le corps enseignant s’enrichit de coopérants internationaux (français, italiens, roumains, pour évoquer ceux qui eurent de l’importance, ou du moins dont je me souviens) et les locaux de Niemeyer devinrent, dès le début, insuffisants. En plus, leur construction laissait à désirer, à cause du décalage technologique entre le projet brésilien (copie conforme de l’école de Brasilia) et les pratiques de la DNC (l’entreprise de la défense nationale). Par exemple, la structure se composait d’éléments de voiles porteurs en façades et de poutres transversales de grande portée, peu écartées les unes des autres, entre lesquelles la couverture formait un bac en creux. Cela posait un problème essentiel d’étanchéité que l’entreprise ne parvint jamais à résoudre et, les premières années, par temps de pluie, nous travaillions les pieds dans l’eau. Plus tard, je fis poser sur toute cette structure d’immenses tôles de TN40 (lfabriquées par SNS) que je fis venir de Annaba par convois spéciaux. L’esthétique de Niemeyer fut sauvée et les locaux redevinrent salubres.
Le ministère remplaça M. Mokdad par Améziane Ikène, sociologue, qui avait déjà enseigné sa discipline à l’école des beaux-arts. Nous nous connaissions bien et je pus rédiger pour lui les documents théoriques d’appui à l’enseignement et les nouveaux programmes ; les résistances, au ministère et parmi les enseignants, étaient parfois contraignantes, et tout cela déboucha sur beaucoup de compromis. Les ingénieurs poussaient à une dominante technique, un coopérant français voulait qu’on forme des « chefs » (l’architecte « chef d’orchestre »), un professeur italien d’histoire de l’architecture voulait revenir à l’enseignement classique des monuments et des styles (au détriment des tissus traditionnels indignes de l’histoire), etc. Quant au ministère, il voulait du nombre, de la réussite et de l’homogénéité dans le système universitaire. Je reparlerai de mes positions doctrinaires dans la troisième partie de ce texte, sur la base desquelles je créai l’Atelier de recherches et de projets (ARP) qui eut une vie assez courte ; j’aurais voulu que le ministère nous donne à étudier des projets concrets (à construire sans contraintes de délais) et qui auraient constitué des laboratoires d’architecture pour les étudiants; mais la tutelle ne comprit pas cela et, au contraire, nous proposa des études théoriques de normalisation qui allaient à l’envers de mes intentions. Puis, toujours avec l’aide de M. Ikène, le Centre de recherches en architecture et en urbanisme (CRAU) remplaça l’ARP.
J’ai dit plus haut que les locaux étaient, dès le départ, insuffisants, et le ministère inscrivit au budget une extension ; avec l’appui d’un de ses hauts fonctionnaires, le regretté M. Guediri, avec lequel nous avions de bons rapports, il fut décidé que nous ferions nous-mêmes le projet, sous condition d’aller vite. Nous formâmes un groupe d’étude (Alemagna, coopérant italien de forte personnalité, Ravillard, un Iranien dont j’ai perdu le nom, et moi) pour une première esquisse ; mais le terrain que nous avait octroyé le ministère, au nord des bâtiments de Niemeyer, appartenait à l’institut d’agriculture qui refusa de s’en séparer car il y faisait des expérimentations à long terme. Après de longues tractations, nous eûmes un autre terrain prolongeant les constructions existantes à l’est. Alemagna quitta l’Algérie et, finalement, je me retrouvai seul pour assurer le nouveau projet, que je fus obligé de sortir en quelques jours. Le projet d’extension de l’EPAU fut mis ensuite au point avec des coopérants ingénieurs, qui firent un travail bénévole remarquable : le Roumain Petrovici, le Français Bousquet. Sur la même lancée, je fis réaliser les locaux du CRAU avec des moyens rudimentaires.
Nous fîmes aussi, avec un groupe de coopérants français, plusieurs expériences d’intégration des énergies douces à l’architecture, mais le contexte n’était pas encore mûr pour susciter de l’émulation.
Lorsque M. Ikène quitta la direction, le chantier de l’extension n’était pas fini, les difficultés s’accumulaient (au début des années 80, il y avait de nombreuses pénuries de matériaux), les coopérants s’en allaient et le corps enseignant algérien s’étoffait, de formations et de compétences inégales. J’eus d’excellents assistants et assistantes, mais aussi beaucoup de jalousies (tuer le père, prendre sa place) et je démissionnai en 1988. A titre anecdotique, j’aurais mieux fait d’attendre encore un peu car mon salaire était dérisoire, de sorte que ma retraite, à la suite de démarches épuisantes, fut de 3500 dinars par mois.
Mon départ datant de près de vingt ans et mes contacts avec l’école ayant été réduits aux quelques enseignants avec lesquels je gardai des rapports d’amitié, je ne porterai pas de jugements sur son devenir ; mais mon impression est que le gonflement permanent des effectifs, l’isolement de chaque enseignant dans son cours ou son atelier, l’absence d’expérience pratique des architectes qui suivent le cursus universitaire (post-graduation, doctorat), éloignent l’école de sa vocation primordiale – la mise sur le marché des compétences – au détriment d’un académisme dont je crains la stérilité : l’analyse et la théorie comme des fins en soi.
Pour conclure ce chapitre, je reparlerai des bâtiments. Depuis mon départ, je vois se greffer sur la cohérence du projet initial (celui de Niemeyer et le mien) des aménagements et des constructions divers. Cela est normal et j’aime qu’un ensemble bâti soit un organisme vivant, qui croît comme une plante. Mais cette croissance devrait s’effectuer dans la continuité et dans l’harmonie, ce qui n’est pas le cas ; des couleurs aberrantes sur les façades, le remplacement des brise-soleil par des châssis plats sans esprit, un bloc d’amphithéâtre implanté correctement mais de forme et de fonctionnement absurdes, des locaux surajoutés n’importe où n’importe comment : du gâchis. Bien entendu, personne ne m’a consulté, car l’idée qu’il existe, dans notre métier, une clause de propriété intellectuelle, paraît encore totalement farfelue.
A suivre.
JJ Deluz
Dernière édition par aoudjhane le Sam 16 Mai 2009 - 17:54, édité 1 fois
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 19 suite
Enseigner l’architecture: Théories
L’architecte est un bâtisseur, disait Le Corbusier. Et je crois profondément, surtout dans un pays émergeant où les nécessités de construire sont immenses, que c’est bien là sa vocation prioritaire. Lui seul peut faire franchir le seuil du quantitatif au qualitatif sans disqualifier le premier terme. Qu’il analyse, qu’il théorise, qu’il gère ou qu’il administre, qu’il enseigne - autant d’activités qui lui appartiennent, mais qui ne devraient jamais être dissociées, au moins au niveau de la connaissance et de l’expérience, de cette fonction première qui est celle du bâtisseur : celui qui conçoit, dessine et dirige la construction ou l’aménagement projeté.
C’est dans cette optique que j’ai toujours envisagé l’enseignement ; l’organisation des études ne devrait être tributaire ni d’un organigramme codifié produit par la bureaucratie, ni des caprices personnels des enseignants, ni de cours académiques qui sont en soi leur propre fin, mais un système cohérent orienté vers cet objectif clair : celui de former des architectes bâtisseurs. C’est seulement sur cette base que les orientations individuelles vers une carrière administrative, vers un travail d’enseignement ou de recherche, ou vers l’exercice proprement dit de la pratique autonome, peuvent être envisagées.
Je commencerai par lever une première équivoque : bâtisseur ne doit pas être compris comme exclusivement technicien. Je bâtis certes avec des matériaux, des techniques et des exécutants, mais aussi pour des gens qui vont vivre dans mon projet, dans un site et dans un paysage, dans un quartier et dans une ville, dans des contraintes administratives, juridiques, politiques et économiques. Dit comme cela, on pense tout de suite que l’architecte sera l’homme qui sait tout ; mais nous ne sommes plus au temps de Léonard de Vinci, aujourd’hui qui sait tout ne sait rien. Je bâtis aussi avec toute l’histoire derrière moi, et dans l’histoire la connaissance des règles de l’harmonie, léguées de siècle en siècle par la nature, les savants et les artistes.
Des principes essentiels qui découlent de ce préambule, j’évoquerai de façon succincte ceux qui me paraissent déterminants dans l’enseignement de l’architecture et dont l’ignorance ou le refus expliquent (à mon avis, bien entendu) la très médiocre qualité de formation que nous constatons en Algérie. J’ai déjà évoqué les problèmes administratifs, bureaucratiques, organisationnels, qui pénalisent cet enseignement, je n’y reviens pas ; je parlerai ici spécifiquement d’éléments théoriques, disons même doctrinaires, de la problématique.
Le premier point que je soulève est celui de la relation indissoluble entre théorie, conception, pratique, réalité. Aucun de ces termes ne peut être séparé des autres. Toute intervention architecturale se situe dans une réalité. Les gens sont réels, leurs vies, leurs comportements, leurs croyances, sont réels, le lieu est réel, le climat est réel, la réalité intègre le présent, le passé et le futur, l’environnement urbain ou naturel est réel, la pente d’un terrain est réelle, les sommes dépensées, la gestion administrative, les lois et les règlements, les directives politiques, sont autant de réalités ; le savoir-faire du maçon, aussi bien que la mise en œuvre du produit industriel, sont, parmi tant d’autres données, le réel qu’il faut affronter ; et même la physiologie, les sensations humaines devant la perception des formes, l’œil et le toucher sont à prendre en compte. Cela ne veut pas dire que toute solution sort, comme l’inconnue d’une équation, de l’analyse de cette réalité, mais que sa connaissance et sa prise en compte positive ou négative seront des démarches conscientes. Quand je vois qu’un architecte qui doit construire sur un terrain accidenté raisonne comme s’il était plat, quand je vois qu’un architecte prévoit une structure technologiquement complexe pour un bâtiment qui sera construit par un artisan traditionnel, ou qu’un autre intègre la cuisine dans le séjour pour une famille moyenne algérienne, ou ménage l’entrée de ce logement directement dans la pièce principale, je sais que le projet est perdu. Tout le monde croit connaître la réalité, puisque, de toutes façons, chacun en fait partie ; mais les choses ne sont pas aussi simples, parce qu’il y a d’un côté la réalité et de l’autre la problématique de son interprétation. Tout l’art (ou, si l’on veut, toute la qualité de l’enseignement) consiste justement à connecter ces deux pôles. Or, dans tout ce que j’ai vu, l’enseignement de l’architecture fonctionne à l’inverse de ce principe : on traite l’architecture en soi, comme s’il s’agissait d’une science (ou d’une technique) autonome et j’ai constaté à de nombreuses reprises que le jeune architecte, bien diplômé, continuait, comme on le lui avait appris à l’école, de traiter son projet comme un objet indépendant de tout contexte, hors de la réalité.
Si le premier principe est celui de la réalité, le second, qui en découle, est celui de l’intégration. Quand on regarde les composantes de la problématique, telles que je les ai énumérées précédemment, on peut croire qu’il faudrait tout savoir, ce qui est aberrant ; être à la fois architecte, bien sûr, mais aussi sociologue, économiste, géographe, ingénieur de la construction, de la topographie, des matériaux, du génie civil, de l’hydraulique, de l’électricité, être juriste, peut-être même historien, et j’en oublie. C’est là ce qui m’a toujours paru le grand malentendu de l’enseignement de l’architecture : faire un « atelier d’architecture » où l’on fait des projets et, indépendamment de lui, programmer des cours pour chacune de ces matières intervenantes ; car, d’une part, ces cours ne peuvent être qu’une approche superficielle de la matière enseignée (un ingénieur met quatre ans à se former alors qu’un architecte est censé en savoir autant avec deux heures par semaine pendant une année), d’autre part l’étudiant ne comprend à aucun moment comment ces connaissances particulières interviendront dans sa pratique. Il n’en fait donc qu’une utilisation scolaire : accumuler des points et passer des examens.
Dans son autobiographie, Doris Lessing évoque ses études : « J’obtins 100 sur 100 parce que j’avais tout appris par cœur. Et j’oubliai tout en un mois… » Le problème est bien là : non pas emmagasiner (inutilement) un gros tas de connaissances, mais mettre les connaissances essentielles en relation les unes avec les autres. Je suis arrivé à l’idée qu’un seul atelier, dans lequel tous les enseignants apportent leurs savoirs propres et l’intègrent à l’élaboration des réflexions, des analyses et des projets, (c’est un peu ce que voulait faire Niemeyer au départ), pour peu universitaire qu’elle soit, était la seule solution.
Réalité, intégration, connexion des sciences et des pratiques, tel a été mon rêve d’enseignant. C’est dans cette idée que j’avais créé l’ARP où nous aurions travaillé concrètement sur le réel. Pour ce qui me concerne, cela restera une perspective inassouvie. Les enseignants défendent chacun leur autonomie avec un égoïsme non dépourvu d’opportunisme. L’administration déteste les solutions particulières et marginales. Et l’on continue à apprendre « à faire des projets » hors de la réalité et hors des synthèses ; le résultat fatal est le recours à la gratuité, au formalisme, à propos desquels je renvoie à mes chroniques précédentes.
Il reste un aspect essentiel dont je ferai peut-être l’objet d’un autre texte : c’est celui de la formalisation de l’ouvrage dans ses caractéristiques esthétiques, domaine tenu à l’écart à cause de son apparent ésotérisme : la création artistique considérée comme un don divin, de sorte que les lois de l’harmonie, liées à la nature et à la physiologie, ont été méprisées au profit d’un rationalisme étroit. Il faut renouer avec l’histoire de l’art et avec l’art de la composition.
JJ Deluz.
L’architecte est un bâtisseur, disait Le Corbusier. Et je crois profondément, surtout dans un pays émergeant où les nécessités de construire sont immenses, que c’est bien là sa vocation prioritaire. Lui seul peut faire franchir le seuil du quantitatif au qualitatif sans disqualifier le premier terme. Qu’il analyse, qu’il théorise, qu’il gère ou qu’il administre, qu’il enseigne - autant d’activités qui lui appartiennent, mais qui ne devraient jamais être dissociées, au moins au niveau de la connaissance et de l’expérience, de cette fonction première qui est celle du bâtisseur : celui qui conçoit, dessine et dirige la construction ou l’aménagement projeté.
C’est dans cette optique que j’ai toujours envisagé l’enseignement ; l’organisation des études ne devrait être tributaire ni d’un organigramme codifié produit par la bureaucratie, ni des caprices personnels des enseignants, ni de cours académiques qui sont en soi leur propre fin, mais un système cohérent orienté vers cet objectif clair : celui de former des architectes bâtisseurs. C’est seulement sur cette base que les orientations individuelles vers une carrière administrative, vers un travail d’enseignement ou de recherche, ou vers l’exercice proprement dit de la pratique autonome, peuvent être envisagées.
Je commencerai par lever une première équivoque : bâtisseur ne doit pas être compris comme exclusivement technicien. Je bâtis certes avec des matériaux, des techniques et des exécutants, mais aussi pour des gens qui vont vivre dans mon projet, dans un site et dans un paysage, dans un quartier et dans une ville, dans des contraintes administratives, juridiques, politiques et économiques. Dit comme cela, on pense tout de suite que l’architecte sera l’homme qui sait tout ; mais nous ne sommes plus au temps de Léonard de Vinci, aujourd’hui qui sait tout ne sait rien. Je bâtis aussi avec toute l’histoire derrière moi, et dans l’histoire la connaissance des règles de l’harmonie, léguées de siècle en siècle par la nature, les savants et les artistes.
Des principes essentiels qui découlent de ce préambule, j’évoquerai de façon succincte ceux qui me paraissent déterminants dans l’enseignement de l’architecture et dont l’ignorance ou le refus expliquent (à mon avis, bien entendu) la très médiocre qualité de formation que nous constatons en Algérie. J’ai déjà évoqué les problèmes administratifs, bureaucratiques, organisationnels, qui pénalisent cet enseignement, je n’y reviens pas ; je parlerai ici spécifiquement d’éléments théoriques, disons même doctrinaires, de la problématique.
Le premier point que je soulève est celui de la relation indissoluble entre théorie, conception, pratique, réalité. Aucun de ces termes ne peut être séparé des autres. Toute intervention architecturale se situe dans une réalité. Les gens sont réels, leurs vies, leurs comportements, leurs croyances, sont réels, le lieu est réel, le climat est réel, la réalité intègre le présent, le passé et le futur, l’environnement urbain ou naturel est réel, la pente d’un terrain est réelle, les sommes dépensées, la gestion administrative, les lois et les règlements, les directives politiques, sont autant de réalités ; le savoir-faire du maçon, aussi bien que la mise en œuvre du produit industriel, sont, parmi tant d’autres données, le réel qu’il faut affronter ; et même la physiologie, les sensations humaines devant la perception des formes, l’œil et le toucher sont à prendre en compte. Cela ne veut pas dire que toute solution sort, comme l’inconnue d’une équation, de l’analyse de cette réalité, mais que sa connaissance et sa prise en compte positive ou négative seront des démarches conscientes. Quand je vois qu’un architecte qui doit construire sur un terrain accidenté raisonne comme s’il était plat, quand je vois qu’un architecte prévoit une structure technologiquement complexe pour un bâtiment qui sera construit par un artisan traditionnel, ou qu’un autre intègre la cuisine dans le séjour pour une famille moyenne algérienne, ou ménage l’entrée de ce logement directement dans la pièce principale, je sais que le projet est perdu. Tout le monde croit connaître la réalité, puisque, de toutes façons, chacun en fait partie ; mais les choses ne sont pas aussi simples, parce qu’il y a d’un côté la réalité et de l’autre la problématique de son interprétation. Tout l’art (ou, si l’on veut, toute la qualité de l’enseignement) consiste justement à connecter ces deux pôles. Or, dans tout ce que j’ai vu, l’enseignement de l’architecture fonctionne à l’inverse de ce principe : on traite l’architecture en soi, comme s’il s’agissait d’une science (ou d’une technique) autonome et j’ai constaté à de nombreuses reprises que le jeune architecte, bien diplômé, continuait, comme on le lui avait appris à l’école, de traiter son projet comme un objet indépendant de tout contexte, hors de la réalité.
Si le premier principe est celui de la réalité, le second, qui en découle, est celui de l’intégration. Quand on regarde les composantes de la problématique, telles que je les ai énumérées précédemment, on peut croire qu’il faudrait tout savoir, ce qui est aberrant ; être à la fois architecte, bien sûr, mais aussi sociologue, économiste, géographe, ingénieur de la construction, de la topographie, des matériaux, du génie civil, de l’hydraulique, de l’électricité, être juriste, peut-être même historien, et j’en oublie. C’est là ce qui m’a toujours paru le grand malentendu de l’enseignement de l’architecture : faire un « atelier d’architecture » où l’on fait des projets et, indépendamment de lui, programmer des cours pour chacune de ces matières intervenantes ; car, d’une part, ces cours ne peuvent être qu’une approche superficielle de la matière enseignée (un ingénieur met quatre ans à se former alors qu’un architecte est censé en savoir autant avec deux heures par semaine pendant une année), d’autre part l’étudiant ne comprend à aucun moment comment ces connaissances particulières interviendront dans sa pratique. Il n’en fait donc qu’une utilisation scolaire : accumuler des points et passer des examens.
Dans son autobiographie, Doris Lessing évoque ses études : « J’obtins 100 sur 100 parce que j’avais tout appris par cœur. Et j’oubliai tout en un mois… » Le problème est bien là : non pas emmagasiner (inutilement) un gros tas de connaissances, mais mettre les connaissances essentielles en relation les unes avec les autres. Je suis arrivé à l’idée qu’un seul atelier, dans lequel tous les enseignants apportent leurs savoirs propres et l’intègrent à l’élaboration des réflexions, des analyses et des projets, (c’est un peu ce que voulait faire Niemeyer au départ), pour peu universitaire qu’elle soit, était la seule solution.
Réalité, intégration, connexion des sciences et des pratiques, tel a été mon rêve d’enseignant. C’est dans cette idée que j’avais créé l’ARP où nous aurions travaillé concrètement sur le réel. Pour ce qui me concerne, cela restera une perspective inassouvie. Les enseignants défendent chacun leur autonomie avec un égoïsme non dépourvu d’opportunisme. L’administration déteste les solutions particulières et marginales. Et l’on continue à apprendre « à faire des projets » hors de la réalité et hors des synthèses ; le résultat fatal est le recours à la gratuité, au formalisme, à propos desquels je renvoie à mes chroniques précédentes.
Il reste un aspect essentiel dont je ferai peut-être l’objet d’un autre texte : c’est celui de la formalisation de l’ouvrage dans ses caractéristiques esthétiques, domaine tenu à l’écart à cause de son apparent ésotérisme : la création artistique considérée comme un don divin, de sorte que les lois de l’harmonie, liées à la nature et à la physiologie, ont été méprisées au profit d’un rationalisme étroit. Il faut renouer avec l’histoire de l’art et avec l’art de la composition.
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 20
L’architecture, art ou pratique commerciale ?
Si l’on dit d’un peintre ou d’un sculpteur qu’il est un artiste, cela paraîtra évident à tout le monde. Si l’on dit d’un architecte qu’il est un artiste, on y mettra une pointe d’ironie ou un respect particulier, sous-entendant qu’il n’est pas un architecte ordinaire ; il est un original ou un marginal, mais il n’est pas dans la norme. Cela est curieux, puisqu’il reste admis que l’architecture est un art.
Mais, en y regardant de près, cette définition s’avère très relative car l’art est un exercice de création ; donc, par principe, tout objet architectural produit devrait avoir sa personnalité, son identité, ses qualités esthétiques propres. En se promenant dans nos tristes banlieues, il saute aux yeux que ce n’est pas le cas : l’uniformité, la répétition, la médiocrité à tous les niveaux suscitent plutôt l’indifférence ou le rejet.
D’ailleurs, la relation entre l’auteur (le peintre par exemple) et l’œuvre (le tableau) est loin, avec l’architecture, de s’établir dans un rapport aussi simple. La production d’un objet architectural est d’une complexité telle qu’on n’identifiera pas toujours l’auteur véritable, ou les auteurs s’il est vrai que la création collective existe ou peut exister dans les arts plastiques. Dans les arts du spectacle, dans la musique, chacun joue un rôle créatif. En architecture, les ambiguïtés des conditions de création sont devenues telles, dans la période contemporaine, qu’il arrive souvent (voire même dans la majorité des cas) que la création est remplacée par la reproduction.
La “commande” assujettit l’architecte à son “client”. Dans les temps du mécénat, les rapports entre l’un et l’autre étaient certes hiérarchiques (le pouvoir est toujours du côté de l’argent), mais étaient également faits de respect mutuel. Bien sûr, le commanditaire voulait certaines choses, mais il ne se permettait pas d’intervenir sur les choix de l’architecte dans son domaine propre.
Un architecte de la renaissance italienne exprimait joliment cela : “Au prince qui énonce son désir et, à la demande de l’architecte, en explique et en justifie le détail, ce dernier répond par un projet qui intègre son propre désir et auquel, à son tour, le prince doit répondre… De même qu’un homme ne peut concevoir sans une femme, l’édifice ne peut être construit par un homme seul. Celui qui désire construire a besoin d’un architecte. Il conçoit l’édifice avec lui et ensuite l’architecte le porte. Quand l’architecte a accouché, il devient la mère de l’édifice… Quand la naissance a eu lieu, alors, il le montre au père.” (Il Filarète, cité par Françoise Choay).
Aujourd’hui – en particulier lorsque le commanditaire croit que l’autorité remplace la culture, que le “paraître” remplace l’“être” – il va considérer l’architecte à son service comme l’exécutant de ses volontés. La tension qui s’établit alors entre une exigence fantasmée et une obéissance forcée ne donnera, dans le meilleur des cas, qu’un bâtard bien construit, dans le moins bon un collage artificiel de modèles.
Mais il y a autre chose, il y a une gestion bureaucratique de l’architecture qui, superposée à l’autorité du commanditaire, va imposer à l’architecte des modèles allant de la norme (qui, presque toujours, outrepasse son rôle initial de garde-fou) à la typification, ne laissant plus à l’architecte aucune autre marge d’indépendance que celle d’artifices formels. Et, comme je l’ai déjà montré à plusieurs reprises dans ces chroniques, les facteurs économiques interviennent dans le processus de façon insidieuse par le biais du diktat industriel ; car non seulement les grosses entreprises disposent de procédés répétitifs mais, dans un souci primaire de rentabilité, veulent en imposer l’usage dans les formes les plus simplifiées possibles.
Il y a une vingtaine d’années, j’avais été confronté à cette problématique : je devais construire 600 logements avec une ancienne entreprise nationale qui utilisait un système de coffrages préfabriqués. Les bâtiments étaient donc constitués de voiles de béton armé transversaux, avec un écartement systématique ; procédé relativement médiocre réduisant beaucoup les possibilités d’espaces intérieurs variés. Quant aux façades, elles étaient faites de panneaux de béton préfabriqué. Toutes les conditions étaient en place pour faire ce qu’on appelle du bâtiment standard. Mais notre projet résultait d’un concours que nous avions gagné et le maître d’ouvrage exigeait, à juste titre, que nous le respections : or il était, conformément à mon approche théorique, composé de bâtiments diversifiés (de la maison individuelle à la tour de 15 étages en passant par des blocs de 3, 4, 5, 8 niveaux) et les façades elles-mêmes étaient variées. La phase créative du projet ne se bornait donc pas simplement à dessiner tout cela ; il fallait en assurer la faisabilité. Des négociations avec l’entreprise m’amenèrent jusqu’à l’usine de préfabrication où je définis, avec ses techniciens, la gamme des panneaux, le répertoire de leurs dimensions et de leurs percements. Je fus contraint d’abandonner le projet, mais peu importe ici : cet exemple n’évoque qu’un des aspects de la complexité architecturale.
Il est certainement aussi difficile de produire un tableau qu’une maison, mais les conditions de création sont complètement différentes car l’architecte ne peut pas se contenter de produire un dessin ou une maquette ; il doit en assurer la conformité avec les besoins et ensuite la réalisation dans les conditions techniques et économiques dont il pourra disposer. J’ai souvent entendu des commanditaires (administrations, sociétés de promotion publiques ou privées) faire part de leur déception lorsque l’opération qu’ils ont financée se termine et qu’ils ne retrouvent pas l’image virtuelle ou celle des maquettes qui les avaient séduits au départ : le bluff de l’image est un piège terrible tendu à l’investisseur. L’écart est le même qu’entre une publicité et le produit lui-même dont elle assure la promotion. On se trouve donc devant une curieuse alternative : soit le promoteur du projet fait confiance à son architecte, comme l’ancien mécène dont j’ai parlé, soit il possède, lui-même ou ses services, la faculté d’analyse qui lui permettra de ne pas être dupé. Dans l’un et l’autre cas, tout est question de culture et de compétence, mais aussi de qualité de l’architecte. Car en effet, et je reviens à mon propos initial, l’une des questions-clé est la façon dont l’architecte conçoit son métier. S’il considère qu’il exerce un art, il sait qu’il s’aventure dans les réseaux inextricables des contingences économiques, politiques, administratives et techniques, et parfois dans les conflits personnels. Il a devant lui une carrière de luttes, de batailles, de compromis ou d’exclusions. S’il considère que son métier est celui d’un exécutant, sa vie sera plus facile : en se pliant aux exigences de la commande et des entreprises, en se conformant aux modèles qu’on voudra lui imposer, le seul risque qu’il prend est de participer à l’enlaidissement méthodique du paysage ; mais il pourra toujours en rejeter la faute sur ceux dont il n’a été que le complice. Et bien entendu, il gagnera plus d’argent que le premier.
Doit-on conclure sur cette banalité qu’en fait, il y a deux sortes d’architectes : le créateur et l’homme d’affaires ? Ce serait un peu facile, car des alternatives se présentent. Je ne reviendrai pas sur les problèmes de la qualité architecturale, sur le formalisme dont j’ai longuement parlé dans mes chroniques précédentes ; mais évidemment le fait d’être un artiste, un créateur ne suffit pas à garantir la qualité d’une production. Si tout peintre est un artiste par définition, il y a de bonnes et de mauvaises peintures, que la critique évalue plus ou moins bien et que la postérité consacre. Pour l’architecture, c’est naturellement la même chose ; je ne reviens pas ici sur l’architecture formaliste qui fait le succès d’architectes internationaux considérés comme les maîtres de l’architecture contemporaine et dont les œuvres vieilliront vite et mal.
Autre aspect de la question : il serait injuste d’accuser un architecte de faire des affaires s’il le fait dans la cohérence de sa créativité. Pouillon était à la fois un brillant manipulateur et un des architectes les moins contestables de son temps. Je propose ce paradoxe : une des preuves de la qualité de Pouillon, en tant qu’architecte-créateur, est qu’il a consacré une bonne partie de son activité à la conception de logements ; car là, on ne peut pas tricher, un logement qui ne fonctionne pas, un groupe d’habitat où s’instaure le mal-vivre, cela ne pardonne pas. Je n’oublierai jamais ce directeur d’une société publique de promotion immobilière (pourtant architecte lui-même) qui me disait : “Vous n’imaginez tout de même pas qu’on puisse faire de l’architecture avec du logement social !” Alors qu’un bâtiment de prestige, une grande bibliothèque, un palais gouvernemental est jugé sur sa forme et son originalité. Qu’importe alors qu’on ne puisse pas exposer correctement un grand tableau sur un mur courbe, si le musée impressionne les foules par son originalité.
On voit que le débat que j’ouvre ici ne se résout pas dans des appréciations simplistes, mais que, dans tous les cas, le respect de la démarche créative est une condition pour l’épanouissement de l’architecture.
Les gens du pouvoir, qui se plaignent de la mauvaise architecture généralisée dans le pays, ont raison. Mais le changement n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire et dépend autant d’eux que des maîtres d’œuvre.
JJ Deluz.
Si l’on dit d’un peintre ou d’un sculpteur qu’il est un artiste, cela paraîtra évident à tout le monde. Si l’on dit d’un architecte qu’il est un artiste, on y mettra une pointe d’ironie ou un respect particulier, sous-entendant qu’il n’est pas un architecte ordinaire ; il est un original ou un marginal, mais il n’est pas dans la norme. Cela est curieux, puisqu’il reste admis que l’architecture est un art.
Mais, en y regardant de près, cette définition s’avère très relative car l’art est un exercice de création ; donc, par principe, tout objet architectural produit devrait avoir sa personnalité, son identité, ses qualités esthétiques propres. En se promenant dans nos tristes banlieues, il saute aux yeux que ce n’est pas le cas : l’uniformité, la répétition, la médiocrité à tous les niveaux suscitent plutôt l’indifférence ou le rejet.
D’ailleurs, la relation entre l’auteur (le peintre par exemple) et l’œuvre (le tableau) est loin, avec l’architecture, de s’établir dans un rapport aussi simple. La production d’un objet architectural est d’une complexité telle qu’on n’identifiera pas toujours l’auteur véritable, ou les auteurs s’il est vrai que la création collective existe ou peut exister dans les arts plastiques. Dans les arts du spectacle, dans la musique, chacun joue un rôle créatif. En architecture, les ambiguïtés des conditions de création sont devenues telles, dans la période contemporaine, qu’il arrive souvent (voire même dans la majorité des cas) que la création est remplacée par la reproduction.
La “commande” assujettit l’architecte à son “client”. Dans les temps du mécénat, les rapports entre l’un et l’autre étaient certes hiérarchiques (le pouvoir est toujours du côté de l’argent), mais étaient également faits de respect mutuel. Bien sûr, le commanditaire voulait certaines choses, mais il ne se permettait pas d’intervenir sur les choix de l’architecte dans son domaine propre.
Un architecte de la renaissance italienne exprimait joliment cela : “Au prince qui énonce son désir et, à la demande de l’architecte, en explique et en justifie le détail, ce dernier répond par un projet qui intègre son propre désir et auquel, à son tour, le prince doit répondre… De même qu’un homme ne peut concevoir sans une femme, l’édifice ne peut être construit par un homme seul. Celui qui désire construire a besoin d’un architecte. Il conçoit l’édifice avec lui et ensuite l’architecte le porte. Quand l’architecte a accouché, il devient la mère de l’édifice… Quand la naissance a eu lieu, alors, il le montre au père.” (Il Filarète, cité par Françoise Choay).
Aujourd’hui – en particulier lorsque le commanditaire croit que l’autorité remplace la culture, que le “paraître” remplace l’“être” – il va considérer l’architecte à son service comme l’exécutant de ses volontés. La tension qui s’établit alors entre une exigence fantasmée et une obéissance forcée ne donnera, dans le meilleur des cas, qu’un bâtard bien construit, dans le moins bon un collage artificiel de modèles.
Mais il y a autre chose, il y a une gestion bureaucratique de l’architecture qui, superposée à l’autorité du commanditaire, va imposer à l’architecte des modèles allant de la norme (qui, presque toujours, outrepasse son rôle initial de garde-fou) à la typification, ne laissant plus à l’architecte aucune autre marge d’indépendance que celle d’artifices formels. Et, comme je l’ai déjà montré à plusieurs reprises dans ces chroniques, les facteurs économiques interviennent dans le processus de façon insidieuse par le biais du diktat industriel ; car non seulement les grosses entreprises disposent de procédés répétitifs mais, dans un souci primaire de rentabilité, veulent en imposer l’usage dans les formes les plus simplifiées possibles.
Il y a une vingtaine d’années, j’avais été confronté à cette problématique : je devais construire 600 logements avec une ancienne entreprise nationale qui utilisait un système de coffrages préfabriqués. Les bâtiments étaient donc constitués de voiles de béton armé transversaux, avec un écartement systématique ; procédé relativement médiocre réduisant beaucoup les possibilités d’espaces intérieurs variés. Quant aux façades, elles étaient faites de panneaux de béton préfabriqué. Toutes les conditions étaient en place pour faire ce qu’on appelle du bâtiment standard. Mais notre projet résultait d’un concours que nous avions gagné et le maître d’ouvrage exigeait, à juste titre, que nous le respections : or il était, conformément à mon approche théorique, composé de bâtiments diversifiés (de la maison individuelle à la tour de 15 étages en passant par des blocs de 3, 4, 5, 8 niveaux) et les façades elles-mêmes étaient variées. La phase créative du projet ne se bornait donc pas simplement à dessiner tout cela ; il fallait en assurer la faisabilité. Des négociations avec l’entreprise m’amenèrent jusqu’à l’usine de préfabrication où je définis, avec ses techniciens, la gamme des panneaux, le répertoire de leurs dimensions et de leurs percements. Je fus contraint d’abandonner le projet, mais peu importe ici : cet exemple n’évoque qu’un des aspects de la complexité architecturale.
Il est certainement aussi difficile de produire un tableau qu’une maison, mais les conditions de création sont complètement différentes car l’architecte ne peut pas se contenter de produire un dessin ou une maquette ; il doit en assurer la conformité avec les besoins et ensuite la réalisation dans les conditions techniques et économiques dont il pourra disposer. J’ai souvent entendu des commanditaires (administrations, sociétés de promotion publiques ou privées) faire part de leur déception lorsque l’opération qu’ils ont financée se termine et qu’ils ne retrouvent pas l’image virtuelle ou celle des maquettes qui les avaient séduits au départ : le bluff de l’image est un piège terrible tendu à l’investisseur. L’écart est le même qu’entre une publicité et le produit lui-même dont elle assure la promotion. On se trouve donc devant une curieuse alternative : soit le promoteur du projet fait confiance à son architecte, comme l’ancien mécène dont j’ai parlé, soit il possède, lui-même ou ses services, la faculté d’analyse qui lui permettra de ne pas être dupé. Dans l’un et l’autre cas, tout est question de culture et de compétence, mais aussi de qualité de l’architecte. Car en effet, et je reviens à mon propos initial, l’une des questions-clé est la façon dont l’architecte conçoit son métier. S’il considère qu’il exerce un art, il sait qu’il s’aventure dans les réseaux inextricables des contingences économiques, politiques, administratives et techniques, et parfois dans les conflits personnels. Il a devant lui une carrière de luttes, de batailles, de compromis ou d’exclusions. S’il considère que son métier est celui d’un exécutant, sa vie sera plus facile : en se pliant aux exigences de la commande et des entreprises, en se conformant aux modèles qu’on voudra lui imposer, le seul risque qu’il prend est de participer à l’enlaidissement méthodique du paysage ; mais il pourra toujours en rejeter la faute sur ceux dont il n’a été que le complice. Et bien entendu, il gagnera plus d’argent que le premier.
Doit-on conclure sur cette banalité qu’en fait, il y a deux sortes d’architectes : le créateur et l’homme d’affaires ? Ce serait un peu facile, car des alternatives se présentent. Je ne reviendrai pas sur les problèmes de la qualité architecturale, sur le formalisme dont j’ai longuement parlé dans mes chroniques précédentes ; mais évidemment le fait d’être un artiste, un créateur ne suffit pas à garantir la qualité d’une production. Si tout peintre est un artiste par définition, il y a de bonnes et de mauvaises peintures, que la critique évalue plus ou moins bien et que la postérité consacre. Pour l’architecture, c’est naturellement la même chose ; je ne reviens pas ici sur l’architecture formaliste qui fait le succès d’architectes internationaux considérés comme les maîtres de l’architecture contemporaine et dont les œuvres vieilliront vite et mal.
Autre aspect de la question : il serait injuste d’accuser un architecte de faire des affaires s’il le fait dans la cohérence de sa créativité. Pouillon était à la fois un brillant manipulateur et un des architectes les moins contestables de son temps. Je propose ce paradoxe : une des preuves de la qualité de Pouillon, en tant qu’architecte-créateur, est qu’il a consacré une bonne partie de son activité à la conception de logements ; car là, on ne peut pas tricher, un logement qui ne fonctionne pas, un groupe d’habitat où s’instaure le mal-vivre, cela ne pardonne pas. Je n’oublierai jamais ce directeur d’une société publique de promotion immobilière (pourtant architecte lui-même) qui me disait : “Vous n’imaginez tout de même pas qu’on puisse faire de l’architecture avec du logement social !” Alors qu’un bâtiment de prestige, une grande bibliothèque, un palais gouvernemental est jugé sur sa forme et son originalité. Qu’importe alors qu’on ne puisse pas exposer correctement un grand tableau sur un mur courbe, si le musée impressionne les foules par son originalité.
On voit que le débat que j’ouvre ici ne se résout pas dans des appréciations simplistes, mais que, dans tous les cas, le respect de la démarche créative est une condition pour l’épanouissement de l’architecture.
Les gens du pouvoir, qui se plaignent de la mauvaise architecture généralisée dans le pays, ont raison. Mais le changement n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire et dépend autant d’eux que des maîtres d’œuvre.
JJ Deluz.
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz 21
L’esthétique
Plutôt que de parler de « beauté », dont on a vu à plusieurs reprises que c’était une valeur relative, que l’un trouve beau ce que l’autre trouve laid, parce que chacun en appelle à des critères ou des références personnels, avons-nous un moyen de contourner l’obstacle, d’universaliser le débat ?
De tous temps, depuis l’antiquité, les intellectuels se sont posés la question et se sont engagés dans la recherche des lois de l’harmonie. On les a cherchées dans le ciel et les étoiles, dans la nature, dans le corps humain, dans les chiffres, les mathématiques et la géométrie ; et l’on a longuement comparé, mesuré les œuvres d’art, pour découvrir ce qu’elles pouvaient avoir de commun.
La notion de beauté n’est pas seulement relative au spectateur ou à l’auditeur, elle est globale et irréductible à toute analyse généralisante. Elle est conditionnée par des réactions humaines spécifiques, par le milieu social, par l’éducation, par les croyances, ce qui explique qu’elle diffère d’une strate sociale à l’autre, d’une société à l’autre, d’une région à l’autre, d’une époque à l’autre ; les fascistes brûlaient les œuvres de leurs meilleurs peintres, Beckman, Klee, les staliniens interdisaient que certaines compositions de Chostakovitch ou Prokofiev soient jouées. C’est alors vers la notion d’harmonie que nous devons nous tourner. Dans l’harmonie, toute base qualitative est celle du rapport entre les termes composant l’objet. La première définition qu’en donne mon dictionnaire est : « combinaison, ensemble de sons perçus simultanément d’une manière agréable à l’oreille ». L’harmonie est donc conditionnée par la physiologie, et plus généralement par la nature, elle est constituée par un ensemble de valeurs universelles, dans la mesure où l’être humain et la nature, si divers soient-ils, obéissent aux mêmes règles.
Je parviens à ma première conclusion : si l’on parle d’esthétique, on parlera des lois de l’harmonie, et l’on évitera d’évoquer « la science du beau », dont on a vu qu’elle ne pouvait
être que conjoncturelle. Je donne l’exemple du corps de la femme : celui du 18ème siècle européen, tel qu’on le voit dans les tableaux de son époque, avec son opulence, ses rondeurs excessives, sa chair blanche et rose, et celui de la sportive du 20ème siècle, élancée, mince, bronzée ; chacune est belle ou laide selon le jugement d’un temps ou de l’autre ; mais, aux critères de l’harmonie, des rapports de proportions entre les parties du corps, de l’assemblage des couleurs, de l’expression du visage, la valeur esthétique de leurs images se valent.
Ma deuxième conclusion est donc qu’à la base de toute théorie sur l’harmonie se situe la notion de rapport. De quoi s’agit-il ?
D’innombrables chercheurs ont tenté de trouver, dans la nature, des règles, et ont découvert qu’il existait des relations dimensionnelles privilégiées. L’idée qu’il y avait des proportions (rapports entre deux segments, entre deux surfaces) plaisantes à l’œil remonte à l’antiquité, et des monuments comme le Parthénon ont fait l’objet d’analyses révélant une haute science des nombres ; mais ce qui est intéressant, c’est que les chercheurs pragmatiques, mesurant l’espacement des rameaux d’une branche, ou le rapport entre la longueur du bras et celle du torse d’un homme, rencontraient les mathématiciens. Tout confirmait qu’il y avait des séries numériques de proportions privilégiées, dont les diverses combinaisons assuraient l’harmonie de l’objet. La fameuse série de Fibonacci consistait à additionner les deux termes successifs d’un ensemble qui commençait par 1, puis 1, puis 2 (1+1), puis 3, (1+2), puis 5, (2+3)
Puis 8, (3+5), et 13, 21, 34, 55, etc. jusqu’à l’infini. Le rapport entre deux termes successifs se rapprochait progressivement de la valeur finale qu’on appela le nombre d’or, parce qu’il avait une capacité implicite d’engendrer des formes harmoniques. Sa valeur irrationnelle était de 1,618… C’était pour certains la proportion divine. Le Corbusier la reprit à son compte dans un système qu’il appela le Modulor et qu’il découvrit à la Casbah d’Alger ; les valeurs, modulées suivant la progression du nombre d’or, étaient basées sur un « homme théorique » de 1,75 m. de haut, et auraient pu servir pour définir une gamme dimensionnelle référant à l’échelle humaine appliquée à la fabrication d’éléments industriels.
Je m’étais passionné pour tout cela lorsque j’étais étudiant, mais je ne peux plus citer tous les ouvrages écrits à la recherche de ces lois. Il y avait en tout cas Ghyka qui faisait référence. Un autre auteur, dont j’ai perdu le nom, prolongeait ces théories avec l’appui de la physiologie : il constatait que l’enregistrement d’une forme par l’œil n’était pas un phénomène statique ; l’œil parcourait une ligne horizontale dans un temps x, il parcourait une ligne verticale de même longueur dans un temps y un peu plus long. Ainsi tous les rapports que l’œil enregistrait dans l’espace se traduisaient en termes de temps de parcours, ce qui expliquait la sensation de proportions.
Dans le domaine des formes, le rapport, la proportion, sont à la base de toute esthétique. Mais cette notion fondamentale s’élargit à d’autres concepts qui en dépendent ; c’est par exemple le phénomène de la symétrie : phénomène très curieux parce que, si on le retrouve parfois dans la nature, (pétales d’une fleur, cristaux de neige, apparence extérieure de la plupart des être vivants), il ne s’agit jamais d’une règle générale. Le désordre apparent de la nature résulte de la complexité des facteurs qui déterminent sa croissance, les entorses à la symétrie s’expliquent par l’évolution des nécessités fonctionnelles ; les deux mains sont symétriques, mais chacune ne l’est pas en soi, parce que sont intervenus, dans l’histoire de l’être vivant, des spécialisations fonctionnelles, comme le pouce opposable.
En architecture, ces phénomènes sont constants : la symétrie ne peut satisfaire à toutes les organisations spatiales des programmes. L’un des principaux acquis de l’architecture moderne a été de rejeter la symétrie pour émanciper les formes selon les besoins de l’objet. L’architecte américain Venturi proposait de compléter la notion de symétrie par celle d’inflexion ; deux éléments de formes différentes confrontés dans un ensemble architectural trouvent leur équilibre avec leurs qualités propres, comme, dans les deux plateaux d’une balance, on peut équilibrer une petite boule de plomb avec une grosse boule de bois.
Ainsi la notion de rapport dimensionnel, qui commence par 1 sur 1, (le carré), qui passe par 1,618… (le rectangle d’or), s’élargit à celle des rapports dans tous les sens du terme. Mais, si le simple rapport linéaire, (1 sur 1, 1 sur 2, etc) est totalement maîtrisé par les mathématiques, il n’en est pas de même des rapports plus complexes, apparemment irrationnels, et la science a encore du chemin à faire. Pour le moment, établir scientifiquement le rapport entre une maison et son site, en faisant intervenir tous les paramètres qui le conditionnent, est impossible ; on est encore au stade de l’appréhension sensorielle. Il reste que, dans le domaine de la composition architecturale, tout est problème de rapports : la proportion, l’équilibre, la symétrie ou l’inflexion ; la continuité, et les rapports d’un objet à l’autre, (notion géométrique de similitude, phénomènes de transitions), et le contraste ; les rythmes réguliers ou irréguliers ; les rapports de matière, les rapports de couleurs ; et, à un niveau supérieur, les rapports à l’environnement, qui vont introduire dans la problématique le paysage, le site, la notion de silhouette, les notions d’échelle, (les éléments dominants, les éléments mineurs). Si l’on veut parler d’esthétique, tels sont les termes de l’analyse : des termes de rapports, à tous les niveaux de la conception architecturale, commençant par la proportion d’une fenêtre et finissant par le paysage dans lequel on s’inscrit.
Le concept qui est peut-être à la clé de ce discours est celui de l’équilibre ; tout rapport induit un état d’équilibre ou d’instabilité. Le monde, et, dans le monde, chacune de ses parties, de la ville au quartier, au jardin public, au logement et à son habitant, ne subsiste que tant qu’il est en état d’équilibre, fût-il précaire ; la rupture d’équilibre d’un fragment est corrigée par l’intervention humaine, tant que cela reste possible ; la rupture d’équilibre du tout condamne la civilisation ; alors, même si l’esthétique n’est qu’une question d’image, il n’est pas impossible de prétendre que cette image agit sur le mental ; il n’est pas impossible de penser que celui qui vivrait dans un cadre, dans une ville, où l’harmonie règne, de par les rapports entre toutes ses parties, a plus de chances de s’y trouver bien qu’ailleurs. Naturellement, il faut être lucide et ne pas tomber dans l’idéalisme ou l’utopie. L’homme s’est tellement éloigné de la nature que les facteurs hétérogènes de la société, les inégalités sociales, la richesse et la pauvreté, les conditions de travail, la ségrégation sous toutes ses formes, conditionnent bien plus le bien-être ou le mal-être que le facteur esthétique.
Cet aperçu sur la réalité du concept esthétique bouscule la vision commune qu’on en a : tout problème de composition architecturale se pose en termes de rapports et de proportions. Le reste est accessoire, c’est la décoration. Si une femme est « belle » selon les critères du moment, elle l’est « en soi », le collier qu’elle porte au cou n’y change rien, tout en pouvant y ajouter un charme supplémentaire, s’il s’harmonise avec elle. L’harmonie est dans l’essentiel, la décoration est dans l’accessoire. L’aliénation du sens esthétique se traduit par l’inversion de ces valeurs.
JJ Deluz.
Plutôt que de parler de « beauté », dont on a vu à plusieurs reprises que c’était une valeur relative, que l’un trouve beau ce que l’autre trouve laid, parce que chacun en appelle à des critères ou des références personnels, avons-nous un moyen de contourner l’obstacle, d’universaliser le débat ?
De tous temps, depuis l’antiquité, les intellectuels se sont posés la question et se sont engagés dans la recherche des lois de l’harmonie. On les a cherchées dans le ciel et les étoiles, dans la nature, dans le corps humain, dans les chiffres, les mathématiques et la géométrie ; et l’on a longuement comparé, mesuré les œuvres d’art, pour découvrir ce qu’elles pouvaient avoir de commun.
La notion de beauté n’est pas seulement relative au spectateur ou à l’auditeur, elle est globale et irréductible à toute analyse généralisante. Elle est conditionnée par des réactions humaines spécifiques, par le milieu social, par l’éducation, par les croyances, ce qui explique qu’elle diffère d’une strate sociale à l’autre, d’une société à l’autre, d’une région à l’autre, d’une époque à l’autre ; les fascistes brûlaient les œuvres de leurs meilleurs peintres, Beckman, Klee, les staliniens interdisaient que certaines compositions de Chostakovitch ou Prokofiev soient jouées. C’est alors vers la notion d’harmonie que nous devons nous tourner. Dans l’harmonie, toute base qualitative est celle du rapport entre les termes composant l’objet. La première définition qu’en donne mon dictionnaire est : « combinaison, ensemble de sons perçus simultanément d’une manière agréable à l’oreille ». L’harmonie est donc conditionnée par la physiologie, et plus généralement par la nature, elle est constituée par un ensemble de valeurs universelles, dans la mesure où l’être humain et la nature, si divers soient-ils, obéissent aux mêmes règles.
Je parviens à ma première conclusion : si l’on parle d’esthétique, on parlera des lois de l’harmonie, et l’on évitera d’évoquer « la science du beau », dont on a vu qu’elle ne pouvait
être que conjoncturelle. Je donne l’exemple du corps de la femme : celui du 18ème siècle européen, tel qu’on le voit dans les tableaux de son époque, avec son opulence, ses rondeurs excessives, sa chair blanche et rose, et celui de la sportive du 20ème siècle, élancée, mince, bronzée ; chacune est belle ou laide selon le jugement d’un temps ou de l’autre ; mais, aux critères de l’harmonie, des rapports de proportions entre les parties du corps, de l’assemblage des couleurs, de l’expression du visage, la valeur esthétique de leurs images se valent.
Ma deuxième conclusion est donc qu’à la base de toute théorie sur l’harmonie se situe la notion de rapport. De quoi s’agit-il ?
D’innombrables chercheurs ont tenté de trouver, dans la nature, des règles, et ont découvert qu’il existait des relations dimensionnelles privilégiées. L’idée qu’il y avait des proportions (rapports entre deux segments, entre deux surfaces) plaisantes à l’œil remonte à l’antiquité, et des monuments comme le Parthénon ont fait l’objet d’analyses révélant une haute science des nombres ; mais ce qui est intéressant, c’est que les chercheurs pragmatiques, mesurant l’espacement des rameaux d’une branche, ou le rapport entre la longueur du bras et celle du torse d’un homme, rencontraient les mathématiciens. Tout confirmait qu’il y avait des séries numériques de proportions privilégiées, dont les diverses combinaisons assuraient l’harmonie de l’objet. La fameuse série de Fibonacci consistait à additionner les deux termes successifs d’un ensemble qui commençait par 1, puis 1, puis 2 (1+1), puis 3, (1+2), puis 5, (2+3)
Puis 8, (3+5), et 13, 21, 34, 55, etc. jusqu’à l’infini. Le rapport entre deux termes successifs se rapprochait progressivement de la valeur finale qu’on appela le nombre d’or, parce qu’il avait une capacité implicite d’engendrer des formes harmoniques. Sa valeur irrationnelle était de 1,618… C’était pour certains la proportion divine. Le Corbusier la reprit à son compte dans un système qu’il appela le Modulor et qu’il découvrit à la Casbah d’Alger ; les valeurs, modulées suivant la progression du nombre d’or, étaient basées sur un « homme théorique » de 1,75 m. de haut, et auraient pu servir pour définir une gamme dimensionnelle référant à l’échelle humaine appliquée à la fabrication d’éléments industriels.
Je m’étais passionné pour tout cela lorsque j’étais étudiant, mais je ne peux plus citer tous les ouvrages écrits à la recherche de ces lois. Il y avait en tout cas Ghyka qui faisait référence. Un autre auteur, dont j’ai perdu le nom, prolongeait ces théories avec l’appui de la physiologie : il constatait que l’enregistrement d’une forme par l’œil n’était pas un phénomène statique ; l’œil parcourait une ligne horizontale dans un temps x, il parcourait une ligne verticale de même longueur dans un temps y un peu plus long. Ainsi tous les rapports que l’œil enregistrait dans l’espace se traduisaient en termes de temps de parcours, ce qui expliquait la sensation de proportions.
Dans le domaine des formes, le rapport, la proportion, sont à la base de toute esthétique. Mais cette notion fondamentale s’élargit à d’autres concepts qui en dépendent ; c’est par exemple le phénomène de la symétrie : phénomène très curieux parce que, si on le retrouve parfois dans la nature, (pétales d’une fleur, cristaux de neige, apparence extérieure de la plupart des être vivants), il ne s’agit jamais d’une règle générale. Le désordre apparent de la nature résulte de la complexité des facteurs qui déterminent sa croissance, les entorses à la symétrie s’expliquent par l’évolution des nécessités fonctionnelles ; les deux mains sont symétriques, mais chacune ne l’est pas en soi, parce que sont intervenus, dans l’histoire de l’être vivant, des spécialisations fonctionnelles, comme le pouce opposable.
En architecture, ces phénomènes sont constants : la symétrie ne peut satisfaire à toutes les organisations spatiales des programmes. L’un des principaux acquis de l’architecture moderne a été de rejeter la symétrie pour émanciper les formes selon les besoins de l’objet. L’architecte américain Venturi proposait de compléter la notion de symétrie par celle d’inflexion ; deux éléments de formes différentes confrontés dans un ensemble architectural trouvent leur équilibre avec leurs qualités propres, comme, dans les deux plateaux d’une balance, on peut équilibrer une petite boule de plomb avec une grosse boule de bois.
Ainsi la notion de rapport dimensionnel, qui commence par 1 sur 1, (le carré), qui passe par 1,618… (le rectangle d’or), s’élargit à celle des rapports dans tous les sens du terme. Mais, si le simple rapport linéaire, (1 sur 1, 1 sur 2, etc) est totalement maîtrisé par les mathématiques, il n’en est pas de même des rapports plus complexes, apparemment irrationnels, et la science a encore du chemin à faire. Pour le moment, établir scientifiquement le rapport entre une maison et son site, en faisant intervenir tous les paramètres qui le conditionnent, est impossible ; on est encore au stade de l’appréhension sensorielle. Il reste que, dans le domaine de la composition architecturale, tout est problème de rapports : la proportion, l’équilibre, la symétrie ou l’inflexion ; la continuité, et les rapports d’un objet à l’autre, (notion géométrique de similitude, phénomènes de transitions), et le contraste ; les rythmes réguliers ou irréguliers ; les rapports de matière, les rapports de couleurs ; et, à un niveau supérieur, les rapports à l’environnement, qui vont introduire dans la problématique le paysage, le site, la notion de silhouette, les notions d’échelle, (les éléments dominants, les éléments mineurs). Si l’on veut parler d’esthétique, tels sont les termes de l’analyse : des termes de rapports, à tous les niveaux de la conception architecturale, commençant par la proportion d’une fenêtre et finissant par le paysage dans lequel on s’inscrit.
Le concept qui est peut-être à la clé de ce discours est celui de l’équilibre ; tout rapport induit un état d’équilibre ou d’instabilité. Le monde, et, dans le monde, chacune de ses parties, de la ville au quartier, au jardin public, au logement et à son habitant, ne subsiste que tant qu’il est en état d’équilibre, fût-il précaire ; la rupture d’équilibre d’un fragment est corrigée par l’intervention humaine, tant que cela reste possible ; la rupture d’équilibre du tout condamne la civilisation ; alors, même si l’esthétique n’est qu’une question d’image, il n’est pas impossible de prétendre que cette image agit sur le mental ; il n’est pas impossible de penser que celui qui vivrait dans un cadre, dans une ville, où l’harmonie règne, de par les rapports entre toutes ses parties, a plus de chances de s’y trouver bien qu’ailleurs. Naturellement, il faut être lucide et ne pas tomber dans l’idéalisme ou l’utopie. L’homme s’est tellement éloigné de la nature que les facteurs hétérogènes de la société, les inégalités sociales, la richesse et la pauvreté, les conditions de travail, la ségrégation sous toutes ses formes, conditionnent bien plus le bien-être ou le mal-être que le facteur esthétique.
Cet aperçu sur la réalité du concept esthétique bouscule la vision commune qu’on en a : tout problème de composition architecturale se pose en termes de rapports et de proportions. Le reste est accessoire, c’est la décoration. Si une femme est « belle » selon les critères du moment, elle l’est « en soi », le collier qu’elle porte au cou n’y change rien, tout en pouvant y ajouter un charme supplémentaire, s’il s’harmonise avec elle. L’harmonie est dans l’essentiel, la décoration est dans l’accessoire. L’aliénation du sens esthétique se traduit par l’inversion de ces valeurs.
JJ Deluz.
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La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz conclusion.
Chroniques sur l’urbanisme et l’architecture Conclusion.
Du 28 mars (N° 280) à aujourd’hui, j’ai publié une série de chroniques que l’hebdomadaire Les Débats a accueilli dans ses colonnes. Ce furent :
280 Note autobiographique+ Les assises de l’architecture
281 Les tours
282 La couleur
283 La ville nouvelle de Sidi Abdellah
284-285 Les mille et une nuits de Sidi Bennour
286 Du slogan à la réalité
287 L’urbanisme en question
288 Un architecte, c’est quoi ?
289 La Casbah
290 L’espace urbain
291 La qualité architecturale
292 Le Corbusier en Algérie
293 Les signes identitaires
294-295 A propos du logement urbain
296 Formalisme (I)
297 Formalisme (II)
298 Formalisme (III)
299 Il faut que ce soit beau…
300 Patriarcat – matriarcat
301 Pouillon en Algérie
302 Enseigner l’architecture : l’ENABA
303 Enseigner l’architecture : l’EPAU
304 Enseigner l’architecture : théorie
305 L’architecture, art ou pratique commerciale ?
306 L’esthétique
J’ai tenté, à travers cet ensemble de textes, de parler de la qualité architecturale. Cela me paraît être le seul thème essentiel. Un jour, dans un de ces innombrables colloques universitaires ou professionnels qui ont lieu périodiquement, j’avais soulevé ce problème, mais je fus contré par mes collègues estimant qu’on ne pouvait pas parler de qualité lorsque les statuts mêmes de l’exercice professionnel n’étaient pas réglés, attributions des travaux, barèmes d’honoraires, relations entre les maîtres d’ouvrages et les maîtres d’œuvre, etc. Et pourtant les architectes travaillent et produisent. Faut-il comprendre qu’ils ne peuvent pas produire de la qualité parce qu’ils sont insuffisamment payés ou qu’ils n’ont pas l’autorité qui est théoriquement de leur compétence, ou parce qu’ils manquent de garanties quant à leur devenir ? Un ouvrier mal payé se met en grève mais ne sabote pas son travail ; il a, quelles que soient les conditions de l’asservissement, un honneur professionnel ; et l’architecte ?
Je perçois d’emblée deux ambiguïtés :
La première concerne la définition même du terme de qualité. Pour le Président et les plus hautes autorités de l’état, pour les journalistes, et probablement pour l’opinion populaire, le cadre bâti de la ville et du pays est d’un niveau qualitatif très bas, toutes les périphéries urbaines sont des insultes à l’œil et au sentiment, mais que signifie cette quasi unanimité ? Ou plutôt, que recouvrent ces mots sur la qualité ? A priori, je pense que, dit prosaïquement, les gens estimeront « que ce n’est pas beau ». J’ai longuement développé ce thème dans les chroniques, pour montrer que ce terme est si relatif à la subjectivité qu’il sera impossible à définir. Qu’est-ce qui est beau, qu’est-ce qui est laid ? A chacun sa réponse, à chacun sa culture. Confondre richesse et beauté, confondre prestige et beauté, confondre originalité et beauté, confondre fantasme personnel et beauté, sont autant d’écueils sur la voie d’un consensus. J’ai donc tenté, dans toutes ces chroniques, de dégager les notions ou concepts objectifs d’une architecture de qualité basée sur l’harmonie, l’intégration urbaine, et dont le but n’est pas le spectacle mais le bien-vivre de ceux pour qui elle est faite, et principalement pour l’habitant.
La deuxième ambiguïté rejoint, d’une certaine façon, les préoccupations de mes confrères du colloque. C’est que, de la conception initiale d’un projet à sa matérialisation finale, un grand nombre d’obstacles est à franchir, au point que, passés le crible des contrôles administratifs, de la désignation d’entreprises de réalisation plus ou moins fiables, (et parfois imposées pour des raisons mystérieuses), des négociations économiques pour préserver le projet, des décisions intempestives et parfois même des changements de programmes en cours de route, il arrive que l’architecte ne reconnaisse plus son œuvre à l’arrivée. Dans ma chronique sur les couleurs, j’ai évoqué ma rage lorsque le maître d’ouvrage s’était permis de barioler mes bâtiments de toutes les couleurs. Il m’est aussi arrivé que le promoteur, pour améliorer la rentabilité de l’opération, utilise des parcelles que j’avais réservées aux équipements publics pour les lotir au profit de riches villas. Cela est amer, conflits et batailles sont souvent notre lot, et les rapports de force ne sont pas à notre avantage ; mais est-ce une raison pour baisser les bras ? Toute évolution demande une longue maturation, la révolution architecturale du 21ème siècle a peut-être commencé et nous en sommes un peu responsables. Si nous ne faisons pas ça, quels que soient les obstacles, autant ( comme le dit un de mes amis architectes) ouvrir une gargote et vendre des brochettes. Car les enjeux sont vitaux, même au niveau mineur de l’architecture. Il ne s’agit pas d’être « à l’avant-garde ». « …Tâche des années à venir : aider à l’émergence d’un esprit moderne, (car là-dessus, il ne saurait être question de céder), qui ne devrait plus rien aux thèmes, à la phraséologie, aux impensés de l’avant-gardisme… » (Bernard Henri-Lévy). Il s’agit, contre le mercantilisme et le règne du profit qui ont contaminé tous les domaines d’activités de l’homme du 20ème siècle, de conquérir l’indépendance de la pensée et des arts, (de relire Rousseau et Diderot), de réinventer un nouvel humanisme, de sauver la planète de la sauvagerie qui mène à sa perte.
On s’étonnera peut-être du peu de place que tiennent, dans ces chroniques, les technologies et les techniques. Il ne s’agit pas d’une mise à l’écart ; il est clair qu’elles participent d’une façon capitale à la qualité du bâti, mais c’est une évidence que plus personne ne contestera : la prise en compte de la nature du sol, de la résistance aux séismes, de l’intégration des réseaux, tout le travail que l’ingénieur accomplit à côté de l’architecte, ne peut être dissocié du projet architectural et participe donc à l’évaluation de sa qualité. Cela fait partie des bases essentielles, comme, parmi les conditions objectives, la prise en compte du climat et du micro-climat, comme les protections aux nuisances, à l’humidité, aux bruits. J’ai insisté à de nombreuses reprises sur les phénomènes de la complexité, qui caractérisent le monde actuel et le développement des sciences. L’urbanisme et l’architecture sont peut-être les disciplines où cette complexité se manifeste le plus.
J’ai traité, dans quelques-unes des chroniques, l’urbanisme comme discipline spécifique, car elle fait appel à des connaissances multiples et complexes que l’architecte seul ne maîtrise pas : géographie, économie, sociologie, techniques diverses, écologie, étant les principaux supports d’une pluridisciplinarité nécessaire ; mais l’architecte s’y intègre en tant que celui qui formalise, qui donne la forme, qui dessine ; et, dans ce rôle, la continuité entre urbanisme et architecture ne fait aucun doute. Il n’y a pas de limite entre le dessin d’urbanisme d’un quartier et le dessin d’architecture des espaces et des volumes qui définissent ce quartier dans les trois dimensions. Un urbaniste (définition pratiquement impossible, puisqu’il est spécifié dans sa discipline d’origine) n’est pas forcément architecte, mais un architecte devrait être forcément urbaniste.
J’ai consacré trois chroniques à l’enseignement, non seulement parce que cela a représenté une partie importante de mon activité professionnelle, mais parce que, dans bien des cas, tout se joue à ce niveau. La législation imposant le diplôme universitaire à l’exercice du métier d’architecte, les autres trajectoires, l’autodidacte, l’apprentissage pratique, sont, en principe, éliminées ; je suis convaincu que c’est une perte ; je suis convaincu que tout architecte, quel que soit son parcours, est dans une certaine mesure un autodidacte, parce qu’il y a trop de choses à savoir et à vivre hors d’un enseignement programmé selon une tradition scholastique. En Suisse, l’apprentissage additionné d’un certain nombre d’années de pratique autorise l’accès à un examen de maîtrise. Ici, ce n’est pas le cas, l’enseignement est conçu dans un ghetto universitaire, il est coupé des réalités de la pratique, de la société et de ses besoins, et s’alimente aux sources des littératures spécialisées qui diffusent, à travers théories ou exemples spectaculaires, des modèles architecturaux déphasés.
Enfin, si j’ai parlé de Le Corbusier et de Pouillon, c’est qu’ils sont sans doute les architectes « historiques » les plus importants qu’a connus l’Algérie : Le Corbusier, (et à travers lui la révolution architecturale du 20ème siècle) qui n’a rien construit dans le pays mais a suscité une école marquante, dont Emery, Miquel, Simounet, ont été les chefs de file ; Pouillon, qui a intégré l’urbanisme et l’architecture et réhabilité la notion de l’urbain. J’aurais dû parler aussi d’André Ravéreau, qui travailla longtemps pour l’Algérie. On trouvera un article que j’ai écrit dans un hommage à Ravéreau, publié il y a quelques années à Montpellier. ( « l’Atelier du désert,» éd. Parenthèses, 2003). Ravéreau est l’architecte-extrême, c’est-à-dire celui qui a poussé la recherche d’une architecture rigoureusement dépendante de ses conditions objectives, (climat, matériaux et construction, modes d’habiter) aussi loin que cela était possible. Il obtint le prix Aga Khan pour la construction d’un dispensaire au Mali. La source d’inspiration la plus forte qu’il subit, superposée à ses convictions propres, fut l’architecture mozabite, dont le lyrisme et la liberté d’expression formelle sont le résultat de ce qu’on peut appeler une démarche naturelle. Dessinateur admirable, plasticien génial, homme et architecte sensible, Ravéreau travailla longtemps à Ghardaïa, (la poste, un petit groupe d’habitation à Bou Noura), à Alger où il anima l’Atelier de la Casbah, écrivit des livres majeurs sur les architectures du M’Zab et de la Casbah ; mais, plus encore que son œuvre, un peu rare, il fut l’un des maîtres de la redécouverte des architectures dites traditionnelles, comprises non comme des modèles à copier, mais comme sources d’inspiration méthodologiques dans la démarche conceptuelle. Tout enseignement de l’architecture devrait commencer par là.
J.J.Deluz
Du 28 mars (N° 280) à aujourd’hui, j’ai publié une série de chroniques que l’hebdomadaire Les Débats a accueilli dans ses colonnes. Ce furent :
280 Note autobiographique+ Les assises de l’architecture
281 Les tours
282 La couleur
283 La ville nouvelle de Sidi Abdellah
284-285 Les mille et une nuits de Sidi Bennour
286 Du slogan à la réalité
287 L’urbanisme en question
288 Un architecte, c’est quoi ?
289 La Casbah
290 L’espace urbain
291 La qualité architecturale
292 Le Corbusier en Algérie
293 Les signes identitaires
294-295 A propos du logement urbain
296 Formalisme (I)
297 Formalisme (II)
298 Formalisme (III)
299 Il faut que ce soit beau…
300 Patriarcat – matriarcat
301 Pouillon en Algérie
302 Enseigner l’architecture : l’ENABA
303 Enseigner l’architecture : l’EPAU
304 Enseigner l’architecture : théorie
305 L’architecture, art ou pratique commerciale ?
306 L’esthétique
J’ai tenté, à travers cet ensemble de textes, de parler de la qualité architecturale. Cela me paraît être le seul thème essentiel. Un jour, dans un de ces innombrables colloques universitaires ou professionnels qui ont lieu périodiquement, j’avais soulevé ce problème, mais je fus contré par mes collègues estimant qu’on ne pouvait pas parler de qualité lorsque les statuts mêmes de l’exercice professionnel n’étaient pas réglés, attributions des travaux, barèmes d’honoraires, relations entre les maîtres d’ouvrages et les maîtres d’œuvre, etc. Et pourtant les architectes travaillent et produisent. Faut-il comprendre qu’ils ne peuvent pas produire de la qualité parce qu’ils sont insuffisamment payés ou qu’ils n’ont pas l’autorité qui est théoriquement de leur compétence, ou parce qu’ils manquent de garanties quant à leur devenir ? Un ouvrier mal payé se met en grève mais ne sabote pas son travail ; il a, quelles que soient les conditions de l’asservissement, un honneur professionnel ; et l’architecte ?
Je perçois d’emblée deux ambiguïtés :
La première concerne la définition même du terme de qualité. Pour le Président et les plus hautes autorités de l’état, pour les journalistes, et probablement pour l’opinion populaire, le cadre bâti de la ville et du pays est d’un niveau qualitatif très bas, toutes les périphéries urbaines sont des insultes à l’œil et au sentiment, mais que signifie cette quasi unanimité ? Ou plutôt, que recouvrent ces mots sur la qualité ? A priori, je pense que, dit prosaïquement, les gens estimeront « que ce n’est pas beau ». J’ai longuement développé ce thème dans les chroniques, pour montrer que ce terme est si relatif à la subjectivité qu’il sera impossible à définir. Qu’est-ce qui est beau, qu’est-ce qui est laid ? A chacun sa réponse, à chacun sa culture. Confondre richesse et beauté, confondre prestige et beauté, confondre originalité et beauté, confondre fantasme personnel et beauté, sont autant d’écueils sur la voie d’un consensus. J’ai donc tenté, dans toutes ces chroniques, de dégager les notions ou concepts objectifs d’une architecture de qualité basée sur l’harmonie, l’intégration urbaine, et dont le but n’est pas le spectacle mais le bien-vivre de ceux pour qui elle est faite, et principalement pour l’habitant.
La deuxième ambiguïté rejoint, d’une certaine façon, les préoccupations de mes confrères du colloque. C’est que, de la conception initiale d’un projet à sa matérialisation finale, un grand nombre d’obstacles est à franchir, au point que, passés le crible des contrôles administratifs, de la désignation d’entreprises de réalisation plus ou moins fiables, (et parfois imposées pour des raisons mystérieuses), des négociations économiques pour préserver le projet, des décisions intempestives et parfois même des changements de programmes en cours de route, il arrive que l’architecte ne reconnaisse plus son œuvre à l’arrivée. Dans ma chronique sur les couleurs, j’ai évoqué ma rage lorsque le maître d’ouvrage s’était permis de barioler mes bâtiments de toutes les couleurs. Il m’est aussi arrivé que le promoteur, pour améliorer la rentabilité de l’opération, utilise des parcelles que j’avais réservées aux équipements publics pour les lotir au profit de riches villas. Cela est amer, conflits et batailles sont souvent notre lot, et les rapports de force ne sont pas à notre avantage ; mais est-ce une raison pour baisser les bras ? Toute évolution demande une longue maturation, la révolution architecturale du 21ème siècle a peut-être commencé et nous en sommes un peu responsables. Si nous ne faisons pas ça, quels que soient les obstacles, autant ( comme le dit un de mes amis architectes) ouvrir une gargote et vendre des brochettes. Car les enjeux sont vitaux, même au niveau mineur de l’architecture. Il ne s’agit pas d’être « à l’avant-garde ». « …Tâche des années à venir : aider à l’émergence d’un esprit moderne, (car là-dessus, il ne saurait être question de céder), qui ne devrait plus rien aux thèmes, à la phraséologie, aux impensés de l’avant-gardisme… » (Bernard Henri-Lévy). Il s’agit, contre le mercantilisme et le règne du profit qui ont contaminé tous les domaines d’activités de l’homme du 20ème siècle, de conquérir l’indépendance de la pensée et des arts, (de relire Rousseau et Diderot), de réinventer un nouvel humanisme, de sauver la planète de la sauvagerie qui mène à sa perte.
On s’étonnera peut-être du peu de place que tiennent, dans ces chroniques, les technologies et les techniques. Il ne s’agit pas d’une mise à l’écart ; il est clair qu’elles participent d’une façon capitale à la qualité du bâti, mais c’est une évidence que plus personne ne contestera : la prise en compte de la nature du sol, de la résistance aux séismes, de l’intégration des réseaux, tout le travail que l’ingénieur accomplit à côté de l’architecte, ne peut être dissocié du projet architectural et participe donc à l’évaluation de sa qualité. Cela fait partie des bases essentielles, comme, parmi les conditions objectives, la prise en compte du climat et du micro-climat, comme les protections aux nuisances, à l’humidité, aux bruits. J’ai insisté à de nombreuses reprises sur les phénomènes de la complexité, qui caractérisent le monde actuel et le développement des sciences. L’urbanisme et l’architecture sont peut-être les disciplines où cette complexité se manifeste le plus.
J’ai traité, dans quelques-unes des chroniques, l’urbanisme comme discipline spécifique, car elle fait appel à des connaissances multiples et complexes que l’architecte seul ne maîtrise pas : géographie, économie, sociologie, techniques diverses, écologie, étant les principaux supports d’une pluridisciplinarité nécessaire ; mais l’architecte s’y intègre en tant que celui qui formalise, qui donne la forme, qui dessine ; et, dans ce rôle, la continuité entre urbanisme et architecture ne fait aucun doute. Il n’y a pas de limite entre le dessin d’urbanisme d’un quartier et le dessin d’architecture des espaces et des volumes qui définissent ce quartier dans les trois dimensions. Un urbaniste (définition pratiquement impossible, puisqu’il est spécifié dans sa discipline d’origine) n’est pas forcément architecte, mais un architecte devrait être forcément urbaniste.
J’ai consacré trois chroniques à l’enseignement, non seulement parce que cela a représenté une partie importante de mon activité professionnelle, mais parce que, dans bien des cas, tout se joue à ce niveau. La législation imposant le diplôme universitaire à l’exercice du métier d’architecte, les autres trajectoires, l’autodidacte, l’apprentissage pratique, sont, en principe, éliminées ; je suis convaincu que c’est une perte ; je suis convaincu que tout architecte, quel que soit son parcours, est dans une certaine mesure un autodidacte, parce qu’il y a trop de choses à savoir et à vivre hors d’un enseignement programmé selon une tradition scholastique. En Suisse, l’apprentissage additionné d’un certain nombre d’années de pratique autorise l’accès à un examen de maîtrise. Ici, ce n’est pas le cas, l’enseignement est conçu dans un ghetto universitaire, il est coupé des réalités de la pratique, de la société et de ses besoins, et s’alimente aux sources des littératures spécialisées qui diffusent, à travers théories ou exemples spectaculaires, des modèles architecturaux déphasés.
Enfin, si j’ai parlé de Le Corbusier et de Pouillon, c’est qu’ils sont sans doute les architectes « historiques » les plus importants qu’a connus l’Algérie : Le Corbusier, (et à travers lui la révolution architecturale du 20ème siècle) qui n’a rien construit dans le pays mais a suscité une école marquante, dont Emery, Miquel, Simounet, ont été les chefs de file ; Pouillon, qui a intégré l’urbanisme et l’architecture et réhabilité la notion de l’urbain. J’aurais dû parler aussi d’André Ravéreau, qui travailla longtemps pour l’Algérie. On trouvera un article que j’ai écrit dans un hommage à Ravéreau, publié il y a quelques années à Montpellier. ( « l’Atelier du désert,» éd. Parenthèses, 2003). Ravéreau est l’architecte-extrême, c’est-à-dire celui qui a poussé la recherche d’une architecture rigoureusement dépendante de ses conditions objectives, (climat, matériaux et construction, modes d’habiter) aussi loin que cela était possible. Il obtint le prix Aga Khan pour la construction d’un dispensaire au Mali. La source d’inspiration la plus forte qu’il subit, superposée à ses convictions propres, fut l’architecture mozabite, dont le lyrisme et la liberté d’expression formelle sont le résultat de ce qu’on peut appeler une démarche naturelle. Dessinateur admirable, plasticien génial, homme et architecte sensible, Ravéreau travailla longtemps à Ghardaïa, (la poste, un petit groupe d’habitation à Bou Noura), à Alger où il anima l’Atelier de la Casbah, écrivit des livres majeurs sur les architectures du M’Zab et de la Casbah ; mais, plus encore que son œuvre, un peu rare, il fut l’un des maîtres de la redécouverte des architectures dites traditionnelles, comprises non comme des modèles à copier, mais comme sources d’inspiration méthodologiques dans la démarche conceptuelle. Tout enseignement de l’architecture devrait commencer par là.
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Re: La Chronique Urbaine De Jean-Jacques Deluz
AOUDJHANE VOTRE SUJET EST TRES UTILE ET JE CROIS MEME QUE C UN MUST POUR TOUT ETUDIANT OU ARCHITECTE ALGÉRIEN.
PERSONNELLEMENT JAI DECIDé DE LES IMPRIMER ET LES LIRE TOUTE.
MILLE MERCI.
PERSONNELLEMENT JAI DECIDé DE LES IMPRIMER ET LES LIRE TOUTE.
MILLE MERCI.
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